Audemars Piguet

Laurent Grasso, du réel à la fiction

La temporalité imprègne depuis toujours la démarche de Laurent Grasso. Attentif à l’invisible, l’artiste – à l’aide d’outils électroniques – explore les différentes superpositions de réel, ce dont témoigne “OttO”, sa dernière œuvre présentée en juin à Art Basel. Rencontre avec le créateur dans son atelier parisien.
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Propos recueillis par Yamina Benaï - Photographe Isaac Marley Morgan
 

L’OFFICIEL ART : Vous avez suivi une formation aux Beaux-Arts de Paris. Que retenez-vous de cette institution en termes d’exploration des territoires artistiques, d’enseignement par les artistes ?

LAURENT GRASSO : J’ai choisi les Beaux-Arts de Paris car deux spécificités m’intéressaient. D’une part le programme d’échanges à l’international, et d’autre part le fait que des artistes en activité consacrent une partie de leur temps à cette école. Cela autorisait un contact hebdomadaire direct avec des créateurs dont on pouvait admirer le travail, et dont il était possible de voir les expositions dans les galeries ou les musées. Nous avions ainsi la vision d’un parcours dans son ensemble. Le temps d’étude assez long – cinq ans – a constitué pour moi une forme d’errance et une recherche approfondie de ce qui allait ensuite former la matrice de mon travail. J’en retiens la notion d’investigation et d’amplitude de vue, assortie du principe d’expérimentations multiples. Ainsi, j’ai eu l’opportunité de bénéficier de deux échanges déterminants à différents égards. Le premier à la Cooper Union School de New York. Hans Haacke figurait parmi les professeurs dont j’ai suivi l’enseignement : il était passionnant et généreux, dispensant des cours très structurés. Nous étions invités à élaborer des critiques de travaux que chacun des étudiants présentait tour à tour lors de fructueuses séances de travail. Par ailleurs, ce séjour m’a permis de découvrir le fonctionnement de la société américaine, la scène new-yorkaise, les galeries, les musées. Depuis, je n’ai jamais perdu contact avec New York. Pour un artiste, il est très bénéfique de se confronter à divers contextes et d’aller à la rencontre de personnes intéressantes dans différents endroits du monde. À l’époque, il y a donc une vingtaine d’années, la réception de la scène française était tout autre. Il y avait dans la démarche une part de conquête, de défi d’être “ailleurs”, mais également la prise de conscience de ne pas tout attendre d’un seul endroit, d’une seule personne… Il n’y a jamais d’événement miraculeux comme on aimerait le croire, il s’agit plutôt de l’addition de paramètres, d’une énergie globale qui permet qu’à un moment donné le travail d’un artiste commence à circuler et s’installe dans la durée.

Après New York, le deuxième temps fort a été la Saint Martins School of Art de Londres. Cet échange coïncidait pour moi avec une période d’intenses interrogations, majorée par le fait que nous autres étudiants avions saisi que rien n’arriverait si l’on ne s’organisait pas. Il nous fallait monter des expositions, être attentifs à la pertinence des lieux alternatifs qui s’ouvraient alors… L’école des Beaux-Arts de Paris était très sollicitée. Le contexte, il est vrai, était particulier : le directeur de l’école, Alfred Pacquement (devenu ensuite directeur du musée d’Art moderne), doté d’une très grande connaissance du milieu de l’art, se montrait particulièrement soucieux d’inviter nombre d’excellents artistes-professeurs. Nous avons ainsi bénéficié de workshops avec Gabriel Orozco, Esther Shalev-Gerz, qui a suivi mon travail dès le départ... J’étais dans les ateliers de Pierre Buraglio, Christian Boltanski, Tony Brown, Jean-Luc Vilmouth. Cette énergie faisait que l’on nous proposait des expositions prestigieuses. Ma première a eu lieu à la Caisse des Dépôts et Consignations, avec Hervé Mikaeloff, me propulsant ainsi dans un contexte professionnel où il fallait décider quoi montrer, comment le montrer, comment communiquer sur l’événement. Puis, à ma sortie de l’école, j’ai réalisé un workshop au Palais de Tokyo avec Ange Leccia, un artiste doté du désir d’une transmission généreuse et protectrice. Plus tard, au sein de mon propre atelier, j’avais de jeunes artistes comme assistants avec lesquels s’est engagé, de la même manière, un échange où transmettre et recevoir permet d’élargir sa propre vision. Ces rencontres sont importantes car elles vous sécurisent et vous incitent à poursuivre. Cela étant dit, la meilleure façon d’aider un jeune artiste est de lui offrir une visibilité en exposant son travail.

Les interrogations qui vous ont taraudé ont-elles leur part de vérité ?

Il s’agit de questionnements permanents sur ce qu’il faut faire, ne pas faire, savoir réunir les conditions pour parler en temps qu’artiste, avoir l’occasion de mettre en place une pratique. Ce qui nécessite de saisir les enjeux esthétiques, théoriques, philosophiques du moment. Ne pas se tromper de problématique et ne pas répondre à des questions anachroniques. Il s’agit donc d’un questionnement intellectuel permanent pour comprendre où l’on va placer son énergie. Contrairement à ce que d’aucuns laissent penser, être artiste ce n’est pas uniquement s’exprimer, c’est contribuer à faire avancer une pratique dans son ensemble, dialoguer avec les contemporains, avec l’Histoire, avec le futur, et inventer un positionnement pertinent qui questionne le monde. 

 

Après avoir été pensionnaire de la Villa Médicis (2004-2005), vous avez remporté le prestigieux prix Marcel-Duchamp (2008) : comment ces deux expériences ont-elles impacté votre parcours et votre pratique ?

La Villa Médicis est un lieu inspirant, tout en étant assez compliqué. Il faut l’avoir vécu pour comprendre la complexité de la situation d’un artiste en résidence. C’est un lieu à la fois magnifique et grandiose, qui peut presque anéantir par sa beauté, mais c’est également un lieu qui n’est pas suffisamment structuré pour accompagner les artistes du xxie siècle. Aujourd’hui, un artiste n’est pas un travailleur solitaire dans son atelier, éloigné des liens interpersonnels : il a besoin d’un accompagnement. À savoir un relais intellectuel, une aide à la production, un réseau. J’ai bénéficié de l’appui de la Villa Médicis pour réaliser des projets, notamment accéder à certains lieux : Cinecittà et des endroits spécifiques du Vatican, à l’occasion d’un court film sur les obsèques du pape auxquelles j’avais été convié. J’ai compris que la Villa était un lieu de représentation et un lieu politique. Rétrospectivement, via les projets que j’ai pu mener, j’estime m’en être plutôt bien sorti, mais je pense que je le dois à une forme d’hyper-organisation et d’autodiscipline. J’y ai d’ailleurs vu une similarité avec les Beaux-Arts de Paris dans cette forme d’errance qu’elle implique. Or, disposer de trop de temps m’angoisse profondément. Aujourd’hui, dans le cadre des voyages pour mon travail, j’aime que tout soit organisé au préalable, car c’est dans cette planification que je définis des idées. Rome est une ville qui m’a beaucoup inspiré pour l’amplitude sur l’histoire qu’elle offre, mais il faut s’y inscrire dans une dynamique de projet, sinon cela ne fonctionne pas. Quant au prix Marcel-Duchamp, il était à l’époque assorti d’une exposition personnelle au Centre Pompidou, ce qui était considérable en termes d’ambition artistique. Mon exposition a ainsi accueilli 45 000 visiteurs : c’était un vrai projet, un vrai enjeu dicté par l’obligation de se saisir de cet espace.

“Dès le départ de mon travail se trouve cette idée que l’on est traversé par différents flux, l’environnement autour de l’œuvre impacte immanquablement le regardeur. Aussi, dans mes expositions, j’ai le désir de saisir l’ensemble de l’environnement et pas uniquement un objet, mais le contexte de cet objet, ainsi que le hors-champ et tout ce qui va influencer le visiteur.” LG

Nombre de vos expositions personnelles se sont inscrites dans des structures immersives ou labyrinthiques : pourquoi ce choix de monstration ?

À mes yeux, l’exposition est une forme d’aboutissement et un médium en soi. La matière artistique n’est pas uniquement visuelle, elle est sonore, architecturale, contextuelle, historique, ainsi que presque invisible. J’utilise donc la mémoire et les fantômes des lieux, mais aussi des ondes, des fréquences, des lumières, certaines vibrations. Dès le départ de mon travail se trouve cette idée que l’on est traversé par différents flux, l’environnement autour de l’œuvre impacte immanquablement le regardeur. Aussi, dans mes expositions, j’ai le désir de saisir l’ensemble de l’environnement et pas uniquement un objet, mais le contexte de cet objet, ainsi que le hors-champ et tout ce qui va influencer le visiteur. Dans mes derniers projets, j’ai utilisé des caméras hyper spectrales, des caméras thermiques pour réaliser un film en Australie sur des sites sacrés. L’idée était d’identifier d’autres couches de réel, de flux, auxquels les yeux n’ont pas accès, mais qu’aujourd’hui certains outils permettent de voir. Ce qui constitue une métaphore intéressante pour se saisir de tout ce qui peut être matière artistique. 

 

Vous faites partie des artistes (peu nombreux) dont les œuvres émaillent l’espace public (Solar Wind, 2016 ; Couvent des Jacobins, 2018 ; Institut de France, 2019) : comment abordez-vous cette forme d’exercice de style complexe ? Qu’apporte-t-elle à votre propre connaissance ?

L’espace public m’a intéressé dès mes études. J’ai toujours eu un goût pour les à-côtés, les chemins de traverse, la création d’installations énigmatiques dans cette espèce de brouillage du statut des objets et des situations que je tente d’inventer. L’espace public remet en question le cadre, il renvoie à un rapport presque originel de découverte : le spectateur n’est pas préparé à voir ce qui est présenté. L’une de mes premières installations dans l’espace public était pour le parcours Saint-Germain (2004) : j’avais placé des flashs très puissants sur le toit de la mairie du VIe, qui se déclenchaient de manière aléatoire et créaient une impression de jour durant la nuit. C’était assez perturbant et suffisamment bref pour que l’on ne comprenne pas la source de cette lumière. À ces installations ponctuelles, s’ajoutent les projets pérennes. Inscrits dans une temporalité plus longue que celle d’une exposition, ils autorisent vraiment la réflexion personnelle, en regard d’une architecture – en construction ou achevée. Ainsi, j’ai récemment travaillé avec l’architecte Marc Barani dans le contexte idéal d’un lieu historique : l’Institut de France. Cette institution cherchait à se renouveler et à s’ouvrir au monde avec un architecte qui respecte les artistes et envisage la commande non comme une soustraction à sa propre intervention, mais un point de vue complémentaire. J’ai ainsi créé une dizaine d’objets lumineux en onyx, fixés sur les façades de la cour. Ils sont inspirés de l’histoire de l’Institut, autour de Minerve, figure de la sagesse et de la connaissance.

Votre pratique polymorphe laisse entrevoir une intense recherche de la forme : quel est votre processus de “formalisation” de l’idée ?

Il y a un aller-retour entre le travail existant, la pratique, et le contexte à chaque fois nouveau d’une exposition, d’une recherche, d’un voyage. Il y a toujours une part d’investigation, d’exploration, et une part d’existant, de recherche de liens avec ce qui fait le travail. C’est dans un savant mélange de contraintes, de calendrier, d’inclinations personnelles, de dialogue avec différentes personnes que peuvent naître des idées. Ainsi, j’ai envisagé mon propre atelier comme une machine à penser, dans laquelle j’ai intégré des personnes dont le rôle n’est pas uniquement de fabriquer, mais également de rechercher. Ce qui est assez risqué car on n’est pas dans l’efficacité, mais dans l’investigation. J’expose des idées (œuvres, expositions) et je demande à mes équipes qu’elles soient travaillées.

 

Les notions de conscient / inconscient ; réalité / fiction sous-tendent vos œuvres : quelle est votre perception du monde et des relations humaines ?

J’ai une pratique assez méthodique, scientifique, rationnelle, mais je tente d’ouvrir les champs vers de nouveaux points de vue sur le monde. En incluant tous les paramètres, données d’un lieu, d’une histoire. L’invisible n’est pas forcément ce qui est obscur, il s’inscrit davantage dans une volonté structuraliste, ou dans ce fantasme de vouloir tout mesurer, tout comprendre. Ainsi, dans le cadre de mon projet sur le bureau du président à l’Élysée, ou celui sur les sites sacrés aborigènes, l’idée était qu’un jour on puisse mesurer ce qui nous remue, nous influence ou nous transforme dans un lieu que l’on pense fort. Mon travail engage alors une réflexion vers de nouveaux postulats, de nouvelles manières de voir le monde à l’aide de théories scientifiques qui permettent de se positionner autrement. La liberté de créer est celle que l’on peut aussi remporter en ne dépendant pas d’un seul contexte. C’est aussi la raison pour laquelle je multiplie les typologies de projets. À Art Basel, dans le cadre d’Unlimited, sera ainsi projeté mon film OttO, ce dont je suis très heureux car la foire génère une importante visibilité. Ma démarche a été de filmer des rochers, des montagnes, comme des présences humaines, et de traiter la question du non-humain et du vivant : question forte aujourd’hui pour les artistes qui repensent le végétal, notamment, et d’autres sujets exclus de la pensée artistique. C’est un long travail qui trouve son aboutissement à la fois chez Perrotin, à Art Basel, mais aussi à la Biennale de Sydney, ainsi qu’à la Biennale de La Havane. Ce qui retient aussi mon attention, c’est la fiction. Simplement, je prends comme base le réel car j’estime qu’il est plus intéressant que l’invention pure d’un monde virtuel.

 

À VOIR 

•Commande pour l’Institut de France : 23, quai de Conti et 3, rue Mazarine, Paris. Installation permanente inaugurée en février 2019.

Art Basel – Unlimited, Sean Kelly Gallery / Perrotin, Bâle, Suisse, 13-16 juin.

•Art Basel – exposition personnelle, stand Perrotin, Bâle, Suisse, 13-16 juin.

•Art Basel - Art Parcours, Antikenmuseum, Bâle, Suisse, 13-16 juin.

BienalSur - Way of Seeing. Artists of the Prix Duchamp, Muceo Nacional de Artes Decoratives, Buenos Aires, Argentine, juin-octobre.

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Laurent Grasso, OttO, 2018 HD film, durée 00:21:26, 1/5 + 2 AP © Laurent Grasso / ADAGP Paris, 2018. Courtesy of the artist & Perrotin.
Laurent Grasso, OttO, 2018 HD film, durée 00:21:26, 1/5 + 2 AP © Laurent Grasso / ADAGP Paris, 2018. Courtesy of the artist & Perrotin.
Laurent Grasso photographié dans son atelier (veste en nylon, PRADA. Tee-shirt en coton, UNIQLO. Montre calendrier perpétuel 41 mm en or rose 18 carats, Code 11.59 by AUDEMARS PIGUET. Styliste: Romain Vallos, assistante styliste: Alessia Ubbidini, grooming: Takako Noborio). Photo: Isaac Marley Morgan.
Laurent Grasso, Studies into the Past Détrempe sur papier, 82,7 x 67,7 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo: Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, Studies into the Past Huile sur bois, 100 x 91 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo: Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, Panoptes, 2018 Marbre noir, 10 x 17 x 7 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo: Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, Studies into the Past Huile sur bois, 75 x 100 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo: Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, Studies into the Past Fusain, x 90,6 x 70,6 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo : Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, Studies into the Past Crayon et pastel sur papier, 42 x 49 cm © Laurent Grasso / ADAGP, Paris 2019 Photo: Studio Laurent Grasso. Courtesy Perrotin.
Laurent Grasso, OttO, 2018 HD film, durée 00:21:26, 1/5 + 2 AP © Laurent Grasso / ADAGP Paris, 2018. Courtesy of the artist & Perrotin.

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