Biennale de Venise, panorama du monde
Plus particulièrement cette année, le public de la semaine d’inauguration de la Biennale de Venise, outre 5.300 journalistes accrédités – apprend-on lors de la prise de parole de Paolo Baratta, président de la manifestation – a puisé du côté des “famous”. Conséquences ? Des files d’attente d’une longueur déraisonnable devant nombre de pavillons des Giardini et à l’entrée de l’Arsenal, contraignant parfois le visiteur à user de quelques tours et détours pour atteindre l’objectif en s’économisant physiquement et en épargnant un temps précieux. Car l’amplitude – en termes de superficie et de lieux – qu’au fil des années la Biennale de Venise a développé donne à cet événement très attendu du monde de l’art des allures d’épreuve sportive de haut niveau. Attentif à prodiguer une bonne visibilité aux artistes qu’il a retenus dans le cadre de l’exposition internationale, Ralph Rugoff, commissaire de cette édition, a opté pour un postulat original et efficace : réduire le nombre d’artistes à 79 et les exposer dans deux endroits : les Giardini et l’Arsenal. Rappelons qu’à cet ensemble d’artistes internationaux (généralement entre 120 et 140 dans les précédentes éditions) choisis par le commissaire s’ajoutent les pavillons nationaux dont les artistes sont sélectionnés par les pays concernés. Cette année, 90 pays sont présents, dont quatre pour la première fois : Ghana, Madagascar, Malaisie et Pakistan. On regrette vivement l'absence de l'Algérie qui, elle aussi pour la première fois, devait disposer d'un pavillon que le commissaire Hellal Zoubir avait choisi d'intituler “Un temps pour briller”... Sur le papier seulement car face à une polémique qui, réseaux aidant, a rapidement décuplé, le Ministère de la Culture algérien a choisi de renoncer au projet : le commissaire ayant, parmi les cinq artistes sélectionnés, fait figurer sa propre fille, Amina Zoubir. Rendez-vous en 2021!
Si la Biennale n’est en rien comparable à une foire commerciale, elle porte toutefois un coup de projecteur sur des artistes que les collectionneurs ne manqueront pas de solliciter auprès des galeries les représentant, constituant ainsi pour eux un sérieux accélérateur assorti, bien entendu, d’un doublement d’intérêt pour ceux dont le travail a été distingué par un prix, parmi ceux décernés samedi 11 mai par un Jury international *.
A la manière d’une antienne, d’une recommandation bienveillante ou d’une dédicace tracée à l’encre noire sur la page de titre du grand livre de l’humanité, l’intitulé de la 58e édition de la Biennale de Venise incite le visiteur à prendre la mesure de l’implacable folie des temps présents. “May you live in interesting times” (“Puissiez-vous vivre une époque intéressante”) incarne une analyse à multiples points d’entrée, portant haut et fort les grands thèmes qui gangrènent nos sociétés. Après qu’ils aient été si fortement tus, ou si peu et si mal parlés pendant si longtemps. Se souvenir ainsi qu’avant-hier, en 2005 pour être exact, une loi visant à introduire dans les manuels scolaires “le caractère bénéfique de la politique de colonisation française” a été sur le point d’être promulguée. Le déni, les faux-semblants, la propagande étant particulièrement endurants : on apprenait début mars 2019 (oui, il s’agit bien de cette année) qu’une école primaire de Loire-Atlantique avait proposé à des élèves de CM2 un exercice portant sur “Le colonialisme, une œuvre civilisatrice” avec, en guise de postulat liminaire : “Sans pour autant oublier les aspects négatifs de la colonisation, il ne faut pas oublier les bienfaits que cela a eu pour les populations colonisées” avant de poursuivre : “D’abord les colons ont apporté l’instruction et une langue commune à des peuples qui vivaient sur le même territoire [...]. De plus, ils ont apporté les soins médicaux, et ont limité les morts d’enfants et d’adultes. Enfin, ils ont développé des trains et des routes, facilitant le transport des hommes et des marchandises”.
Même si depuis une poignée d’années elles sont plus amplement débattues, les grandes questions du monde actuel requièrent une vigilance et une visibilité auxquelles les artistes ont donné forme(s), et qu’un événement tel que la Biennale de Venise relaie de façon efficace : colonialisme, esclavage, absence de la figure noire, suprémacisme blanc. Aussi, le Lion d’Or du meilleur artiste du Pavillon international attribué par le Jury à Arthur Jafa pour son exceptionnel White Album, contribue-t-il à la construction de l’appareil critique collectif, et à la mise en place des outils de lutte. Après Dreams Are Colder than Death et Apex (2013), et Love Is the Message, The Message Is Death (2016), The White Album (environ 40 minutes) est le quatrième film conçu par l’artiste américain (né en 1960) sur les violences raciales et les abus de pouvoir émaillant l’histoire américaine. Autre approche mais même volonté d’engagement, le Pavillon de la Belgique (voir notre interview de la commissaire, Anne-Claire Schmitz) avec son Mondo Cane (Monde de chien) – titre emprunté au film éponyme (1962) de Franco Prosperi, Paolo Cavara, Gualtiero Jacopetti – a été auréolé d’une Mention spéciale du Jury, soit “la première distinction du pays en 100 ans de participation”, a indiqué la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les Bruxellois Jos de Gruyter et Harald Thys ont réalisé une installation mettant en scène une vingtaine de personnages (poupées-automates). Au centre du Pavillon, ils s’adonnent à des tâches répétitives, quand le pourtour de l’espace maintient derrière des grilles différents marginaux : un même périmètre pour deux mondes qui s’ignorent. Après la Biennale, l’installation sera exposée à Bozar-Bruxelles (à partir de février 2020), où l’on peut d'ores et déjà gager de l’affluence de visiteurs.