Dans l’univers protéiforme de Lucile Littot
Elle aurait pu utiliser celle, plus poétique, de Léonard Cohen: “There is a crack in everything, that’s how the lights get in.” Son univers est à la fois brutal et poétique, résolument détraqué. C’est en visitant une exposition de Francis Bacon au Centre Pompidou, en 1995, que l’art lui a sauté au visage. “J’avais 10 ans. Je me suis mise à pleurer et frissonner dans mes babies de petite fille devant Étude d’après le portrait du pape Innocent X par Velázquez. C’est ce que l’on appelle le syndrome de Stendhal, il me semble.”Un mouvement intérieur de l’ordre du divin, voilà sa perception de l’art, nourrie par les peintures érotico-psychédéliques que son grand-père réalisait dans les années 1970. “C’était un personnage complètement fantasque, toujours vêtu d’un grand chapeau de paille et des tenues les plus loufoques, se remémore-t-elle. Il m’a inculqué que l’imagination et l’originalité sont les plus belles répliques face au monde, lorsque l’on naît ultrasensible.”
Glamour, trash et Histoire
Lucile a récemment marié les toiles de son grand- père à ses propres œuvres, des installations presque fantomatiques qui mêlent peinture, porcelaine fragmentée et compositions d’objets du quotidien, celui d’une Marie-Antoinette des temps modernes ou d’une comtesse hystérique. Comme la comtesse Elisabeth Bàthory, cette Hongroise du xvie siècle, dont la légende raconte qu’elle prenait des bains de jouvence dans le sang de jeunes filles fraîchement assassinées. “Je suis fascinée par les personnages de divas écorchées et indomptables, admet-elle. Et aussi par Lana Del Rey, Marianne Faithfull, Diana Ross, Maria Callas et Madonna.” Un univers riche en références féminines, où les émotions brutes coulent sur des personnages de porcelaine déconcertants, s’impriment sur des métrages de soie ou s’inscrivent au rouge à lèvres sur les vestiges d’un banquet. “Selon ma voyante, j’aurais été la princesse de Lamballe dans l’une de mes vies antérieures. Sa mort est d’ailleurs l’une des plus violentes de la Révolution française, ce qui peut-être explique les têtes tranchées et les corps démembrés dans ma peinture.” Elle travaille actuellement à Mexico, sur des toiles de 12 mètres sur 2,50 mètres où évoluent des créatures diaboliques et malicieuses, librement inspirées du jardin mexicain Las Pozas. Installations, sculptures, performances et vidéos viennent compléter ses toiles. Elle voit dans la peinture une forme d’exorcisme, à la fois brutal et libérateur.
De la baie des Anges à Sunset Boulevard
Élevée entre la banlieue parisienne et la maison familiale de la Côte d’Azur, Lucile Littot garde des souvenirs forts de cette famille qui lui a inculqué la créativité et l’ouverture d’esprit, entre son grand-père fantasque, une tante italienne aux cheveux violets (“Elle a ni avec Alzheimer, son cocktail préféré était devenu le Chanel N° 5”), les rouges à lèvres Dior corail de sa grand-mère et ses vêtements Yves Saint Laurent. Ce n’est peut-être pas un hasard si Lucile a été happée par l’atmosphère cinématographique de Los Angeles. Partie en 2010 pour des vacances, elle y est restée trois ans. “J’y ai rencontré une nouvelle famille, excentrique et poétique.” Des artistes, des musiciens, des commissaires d’exposition, et puis le bleu du ciel, de la mer et les hôtels de luxe. “Alice au pays du perpetual entertainment, passant à travers les miroirs des décors vertigineux de La La Land. Ces années ont beaucoup influencé ma démarche artistique”,reconnaît-elle. Los Angeles, et les écrits de Louise Bourgeois, Leonora Carrington, les films de Fellini et Buñuel, les romans noirs de Joyce Carol Oates ou l’Ulysse de James Joyce. “Je l’ai lu à l’envers, dit-elle, mais j’en suis restée au paragraphe des sirènes. Il est si beau que je le lis en boucle.” Et Lucile construit son univers fantasque, de personnages en personnages, joyeux fêlés qui laissent entrevoir sa lumière.