Gilbert & George : “Tout le monde cherche à gagner et à être aimé”
L’OFFICIEL ART : En 1967, à l’occasion de l’exposition de fin d’année à la St Martin’s School of Art, vous choisissez d’unir vos visions : comment si jeunes, (23 et 24 ans), vous êtes-vous identifiés, reconnus l’un et l’autre ?
GEORGE : C’est plutôt quelque chose qui s’est imposé à nous, comme le temps qu’il fait ! Nous n’avions nullement conscience de prendre une décision en ce sens.
GILBERT : Il s’agit en réalité d’un accident extraordinaire : si j’ai atterri à la St Martin’s School, c’est que je voulais atteindre la lune ! Tout cela était alors si loin de moi... A l’époque, j’étudiais à Munich ; pour devenir un artiste, il fallait absolument se rendre à Londres. Et j’y suis arrivé. Au dernier étage de la St Martin’s School se trouvait une salle de dix étudiants. George était là, et il s’est pris d’affection pour moi. Il m’a fait découvrir Londres. Nous nous sommes toujours sentis à la marge, toujours un peu à part – il n’était pas question de ressembler à tous ces sculpteurs de St Martin’s qui produisaient un art formaliste. Nous voulions faire quelque chose de différent. Tout a commencé le jour où nous avons quitté St Martin’s School, car alors il a bien fallu exister et faire le choix de devenir – ou non – des artistes.
GE : La plupart des étudiants se donnaient beaucoup de mal pour être des artistes, ils y travaillaient, ils sculptaient et suaient sang et eau pour arriver à quelque chose ; de notre côté, c’était sans doute très naïf, mais nous étions déjà persuadés d’être des artistes, d’avoir du talent et même un don. Notre manière d’être artistes consistait, en l’occurrence, à nous promener dans les rues de Londres comme deux provinciaux fascinés par tout ce qu’ils croisent — les universités, les écoles, les toilettes publiques, les bibliothèques, les établissements de bains, les magasins, les cafés, etc. Ce triomphe absolu des choses était étourdissant. Toutes les grandes villes du monde génèrent ce type de vie trépidante. Nous en étions éblouis à l’époque, et nous le sommes toujours. Et ce sentiment a fini par constituer une partie de notre rapport à l’art. C’est ainsi, au cours d’une promenade au hasard des rues, que nous sommes tombés sur notre disque pour gramophone. On flânait dans le nord de la ville, vers King’s Cross–St Pancras, où il y avait ces maisons des années 1930, si utopistes, dotées d’une façade peinte en blanc et d’un jardinet. Cet ensemble, qui porte le nom de Summerstown, nous a épatés. Il y avait des cordes à linge tendues entre des poteaux surmontés d’oiseaux en céramique de Royal Doulton. Incroyable : les gens qui vivaient là avaient commandé à un artiste des oiseaux pour leur étendoir... Cet idéalisme nous transportait. Il y avait aussi un brocanteur et c’est dans sa boutique que, ce jour-là, nous avons acheté le disque pour gramophone. Plus tard, Gilbert a trouvé un gramophone et nous avons pu l’écouter, non sans surprise : tout ce que nous éprouvions alors se retrouvait dans cette chanson. Tu t’en souviens ? [Ils se mettent à chanter Underneath the Arches de Flanagan et Allen.] Notre morale n’a pas changé : nous sommes persuadés qu’il est possible de vivre sa nature profonde.
GI : C’était une période enthousiasmante, car au moment de quitter l’école nous n’avions pas d’atelier et comme nous tenions malgré tout à être des artistes, nous avons compris que notre art, ça pouvait être nous-mêmes. C’était pour nous une véritable révolution : oui, nous pouvions devenir l’objet même de notre art ! Dans l’art traditionnel, le spectateur peut converser avec des tableaux ; mais avec des sculptures vivantes, c’est encore mieux ! Notre approche n’a jamais changé depuis lors.
GE : Notre chance, était de ne pas appartenir à la classe moyenne – les étudiants des classes moyennes avaient tous un filet de sécurité, ils disposaient d’une solution de repli, quelqu’un pour leur procurer un travail ou un peu d’argent. Cette situation était idéale, car elle nous mettait à part.
GI : Tout cela était si étrange ! On évoluait à la marge. Nous avons toujours pensé que, pour être artiste, il faut être un peu bizarre. Un artiste ne saurait être normal, il doit être quelqu’un de différent. Nous avons donc tout fait pour devenir encore plus différents, et d’une certaine manière cette singularité a éloigné tous les gens qui évoluent dans le monde de l’art. Pour eux, d’ailleurs, notre pratique ne relevait pas de l’art. Nous pouvions affirmer que nous faisions de l’art en cuisinant un repas, ou juste en restant debout pendant des heures. Chaque jour, nous avons expérimenté en ce sens. C’était une nouvelle conception de l’art : il ne s’agissait plus de structures et de formes, mais d’une morale – comment vivre, comment se comporter, etc.
GE : A la St Martin’s School, nous avons compris dès le premier jour une chose essentielle, au milieu de ces étudiants et de ces professeurs, persuadés que le monde entier est stupide en dehors du monde de l’art, qui représente à leurs yeux un univers supérieur. Souvent, nous allions nous asseoir devant de grandes baies vitrées pour regarder
passer les gens, et nous constations que tous ces personnes, qu’elles sortent de prison ou qu’elles rentrent chez elles, étaient à leur manière exceptionnelles. Nous voulions lutter contre l’idée élitiste selon laquelle tout individu qui ne maîtrise pas l’art est stupide. A cette époque, nous avons imaginé d’élaborer un langage qui s’adresse plus directement aux gens, quels que soient leurs origines ou leurs religions : un langage plus démocratique.
GI : Nous avons créé un langage humaniste. C’était une révolution pour nous : en tant qu’êtres humains, nous pouvions nous adresser au premier venu, puisqu’il est humain lui aussi. Nous avons pris l’habitude d’envoyer des cartes postales pour expliquer ce qu’on faisait, ce qu’on ressentait, et donner une image directe de ce qu’on proposait.
GE : Une œuvre d’art n’est pas immobile, et elle éprouve des sentiments. A cette époque, la St Martin’s School of Art était considérée comme l’école la plus radicale qui soit, une école au sein de laquelle le cours alternatif proposé par Anthony Caro et Philip King avait vos faveurs, tout comme celles d’autres futures grandes figures de l’art (Richard Long, Barry Flanagan, Amish Fulton, Bruce Mc Lean…) : qu’y avez-vous appris ?
GE : Je crois que nous y avons appris que chacun peut faire ce qui lui chante. Au-delà du fait qu’il s’agissait de St Martin’s, il faut préciser que cette école se trouvait au beau milieu du quartier de Soho, à une époque où la société devenait plus permissive – “vive l’amour libre”, “rien n’est interdit”, etc. La dépénalisation de l’homosexualité avait été votée l’année précédente. La vie nous souriait, on se sentait invincibles.
GI : On continuait à produire quelques objets, on pratiquait la sculpture – des objets très simples, du genre que l’on peut tenir en main, un masque, une canne, etc. Mais nous n’avions plus besoin de sculptures puisque nous étions les sculptures – c’est cela qui était révolutionnaire ! C’était très excitant. Notre révolution consistait à nous éloigner du formalisme. Tout le monde parlait de minimalisme, et l’individu finissait par passer à la trappe. C’est pourquoi nous étions convaincus de faire quelque chose de très original. Nous, nous faisions une œuvre d’art qui était humaine. Puis nous sommes passés aux dessins de très grand format. Il s’agissait d’exprimer notre ressenti, notre solitude, notre ivresse, notre tristesse, etc.
Au tout début, vous réalisez des sculptures de petits formats, qui deviennent ce que vous avez nommé les “living sculptures”, à savoir vous-mêmes : Gilbert & George, the human sculpture, the singing sculpture... Ensuite, vous optez pour de grands formats, composés de montages de photos issues de vos déambulations quotidiennes et de portraits de vous-mêmes : quels sont, à vos yeux, les avantages et les contraintes de ce modus operandi ?
GE : Nous ne voulions pas utiliser les mêmes toiles que tout le monde. Persuadés que nous avions quelque chose de neuf à dire, nous voulions trouver un moyen nouveau de le faire. Parvenir à cette forme-là nous a réclamé pas mal de temps.
GI : Au début, nous avons imaginé de faire des dessins qui donneraient l’impression qu’ils n’étaient pas de notre main. Tout le monde adorait ces dessins, mais nous n’avions pas le sentiment qu’ils nous représentaient vraiment. Alors nous avons tenté une nouvelle forme, avec des photographies assemblées pour former une grande image Renaissance. Nous voulions nous exprimer en tant qu’artistes, laisser une vision derrière nous, projeter tous nos sentiments sur un mur. Nous avons commencé par préparer vingt petits panneaux pour en composer un seul, très grand. Il nous a alors fallu trois à quatre ans pour parvenir à la forme du carré géant. Tout cela n’était possible que parce que nous avions accès à du papier photographique de 50 × 60 cm. C’est ainsi que tout a commencé. Disposer d’un appareil photo qui se déclenche à distance a constitué une petite révolution : cela permet de fixer le temps, de fixer la lumière, c’est comme un dessin moderne. Nous avions trouvé ce que l’on cherchait, et à partir de là nous ne sommes jamais revenus sur le principe, sauf pour agrandir encore un peu le cadre. L’idée consistait à séparer les images sur le même papier, comme sur ordinateur, avec des couches colorées et des grilles noires en surimpression.
GE : Nous avons découvert par la suite que c’est de cette manière que l’on peignait dans l’Antiquité – sur des panneaux distincts et assemblés.
GI : Les peintres dessinaient d’abord les panneaux séparément, comme nos photos modernes sur une planche-contact, avant de tout assembler en une grande composition.
Dès 1969, via trois dessins que le galeriste Konrad Fischer vend à Düsseldorf (pour une somme faramineuse à l’époque, 1 000 livres sterling), Walking, Viewing, Relaxing, vous inscrivez votre vie quotidienne dans vos œuvres, une forme de prémonition des sociétés actuelles avec l’omniprésence des réseaux sociaux ?
GE : Ce n’est pas sous cet angle que nous avons abordé cette œuvre. Konrad Fischer nous a commandé une pièce pour sa galerie, et on a pensé à travailler sur un domaine qu’on maîtrisait bien : se promener, observer, se relaxer – sur ces sujets-là, au moins, nous faisons autorité !
“Faire surgir le bigot du libertaire et, à l’inverse, faire surgir le libertaire du bigot” avez-vous inscrit dans l’une de vos œuvres. Pensez-vous que nous sommes tous bifaces ?
GE : Cette phrase a connu un grand succès. On en a fait une affiche, qu’on a proposée avec trois autres qui étaient d’ailleurs plus réussies, mais tout le monde a voulu acquérir celle-là. Toutes sortes de gens l’ont achetée. On n’a jamais compris pourquoi – qui peut bien avoir envie d’une affiche pareille chez soi ?
GI : Pendant cinquante ans, une certaine catégorie de personnes nous a considérés avec désapprobation, le sourcil levé. Et c’est encore le cas aujourd’hui. On les appelle entre nous “la classe sourcilleuse”. C’est assez extraordinaire : ces gens-là ont une parfaite assurance, ils croient au libéralisme, mais en réalité ils sont extrêmement bornés. Il a fallu faire face à ces critiques-là, il a fallu se battre.
GE : Les membres de la classe sourcilleuse sont mal à l’aise à l’idée que leurs enfants apprécient notre art, qu’on les empêche de devenir les imbéciles normalisés qu’ils voudraient faire d’eux. Ils craignent de voir leurs enfants aborder la vie sous un angle différent, ils redoutent l’effet que nous avons sur la jeunesse – en quoi ils n’ont pas tort.
Bien que complexe et foisonnante, votre œuvre n’en demeure pas moins aisément lisible : cette accessibilité à toutes les catégories de publics – “Art for all” – est une de vos préoccupations. Pourquoi ?
GI : C’est un langage visuel que chacun peut déchiffrer, un pouvoir de l’image. On s’adresse à leur âme.
GE : C’est une œuvre facile à comprendre, mais également très complexe. Je me rappelle une anecdote qui illustre bien ce point. Au vernissage d’une de nos expositions, une dame est venue se présenter et nous dire ceci : “Cette exposition est magnifique, je n’ai jamais vu tant de joie de vivre, cette joie que j’éprouve dans ma vie et que je retrouve dans votre art. Quelle explosion de bonheur, quelles couleurs incroyables !” Nous l’avons remerciée et elle est repartie. Puis un monsieur est venu nous dire : “Je tiens à vous remercier du fond du cœur. Il me semble que vous explorez en profondeur les aspects les plus sombres et la tristesse de l’existence.” Or, tous deux parlaient du même tableau ! Ce que les gens discernent dans les romans, les tableaux, la musique, etc., au fond, c’est toujours eux-mêmes. Et c’est précisément ce que notre art offre au spectateur.
GI : Et c’est par ailleurs notre parcours, notre vie, le monde auquel nous sommes confrontés tous les jours. L’ivresse, l’excès de sexe, l’excès de politique, etc. Tout cela se rapporte à une pensée morale, à la religion. Dans les années 1980, nos pièces comportaient souvent une grande croix noire, nous avons imaginé de faire un Jésus noir – et tout le monde a cherché à nous en dissuader. Il faut bien dire que la religion était un peu dépassée à l’époque. Aujourd’hui, la politique et la religion sont les deux sujets les plus importants en art.
GE : Il n’y a jamais eu dans l’Histoire autant de personnes en prison ou attendant leur exécution. La responsabilité est collective : c’est nous tous qui n’avons pas su éviter une telle situation.
GI : Avant The Banners, nous n’avions jamais connu de critiques si virulentes. Les critiques s’énervent, mais ce n’est nullement le cas du Guardian ni du grand public.
GE : Oui, c’est curieux : un jour, nous sommes passés à la galerie pendant l’exposition, et tout le monde se faisait prendre en photo à côté de sa bannière préférée.
GI : Les critiques, eux, ont affirmé qu’il était un peu facile de dire que “la religion, c’est mal”.
Vous qui êtes de grands arpenteurs de Londres, notamment de votre quartier historique de Spitalfields, quel regard portez-vous sur l’évolution de la ville stricto sensu et de ses habitants ?
GE : Un de nos amis aimait à dire que le monde est l’histoire d’un beau succès, que le monde occidental est un véritable triomphe. Nous avons remporté une victoire.
GI : L’Homme a créé pour lui-même une liberté incroyable. C’est extraordinaire : on peut téléphoner dans le monde entier et acheter un livre depuis n’importe où. C’est vrai aussi pour le monde de l’art : avant, il n’y avait que deux petites galeries à Londres.
GE : La plupart des gens avec qui nous parlons nous disent qu’ils ne sont pas optimistes, que tout part à vau-l’eau.
GI : Mais maintenant que Trump a un nouveau boyfriend, tout va mieux !
A la vue de votre iconographie — mettant en scène argent, sexe, religion, communautarisme... —, on pourrait vous qualifier de “lanceurs d’alerte” : quel regard portez-vous sur l’état actuel des sociétés : resserrements nationalistes, paupérisation, dérives financières... ?
GE : Une seule obligation : il faut rester attentifs.
GI : Il faudrait également distribuer des préservatifs pour lutter contre la surpopulation.
Quelle est votre définition de l’humour ?
GI : C’est curieux : tout le monde pense que notre travail repose sur l’humour, mais nous ne l’avons jamais envisagé ainsi. Quand nous avons composé les Beard Pictures, les gens semblaient plus hilares que jamais. Ils regardaient nos œuvres et ça les rendait heureux, je ne sais pas pourquoi. Ils se sentaient transportés, libérés. Je crois qu’il est important de faire en sorte que les gens se sentent libérés, de les sortir hors d’eux-mêmes. Libérer les sentiments enfouis à l’intérieur, c’est une dimension essentielle de l’art.
GE : Les gens s’affranchissent de leurs chaînes parce qu’ils ont lu un livre ou vu une exposition. De retour chez eux, ils se sentent transformés par ce qu’ils ont vu.
GI : Nous avions en tête cette idée de liberté en produisant Naked Shit.
Quels sont les principaux avantages et les plus grandes difficultés de vivre en couple ?
GE : Etre en couple, c’est la chose la plus naturelle qui soit, y compris dans le règne animal !
GI : C’est bien simple : nous voulons toujours gagner. Le succès est plus important que tout.
GE : L’an dernier, nous avons donné une conférence en Italie, et on nous a demandé : c’est quoi, être un artiste ? Pas facile à expliquer ! Nous avons répondu que nous voulons deux choses : gagner et être aimés. Tout le monde s’est levé pour applaudir, parce que tout le monde veut gagner et être aimé.
GI : Nous voulons nous libérer aussi. Et l’art permet de se débarrasser de soi-même.
GE : Nous jouissons de deux grands privilèges. Le premier : pouvoir sortir de la maison par le jardin et prendre toutes les photos qu’on souhaite. Nous n’avons pas d’autorisation à demander à qui que ce soit. Le deuxième : envoyer nos photos dans le monde entier, soixante-deux à Arles, soixante-dix à New York. C’est incroyable.
GI : J’en vois un autre : nous n’avons jamais eu à faire de compromis.
GE : Et quand les tableaux sont prêts, ils finissent sur un mur quelque part, en Espagne, à New York, et on se retrouve là avec les collectionneurs, un verre de vin à la main, entourés de jeunes gens en adoration.
GI : C’est quelque chose de très impressionnant : parmi les gens qui apprécient notre travail, beaucoup n’ont que le tiers de notre âge, et nous font des remarques du type : “C’est dingue, ce que vous faites !” Venant d’un jeune homme de 25 ans, c’est un sacré compliment. Il est essentiel pour nous de pouvoir être en retrait – à l’écart du monde et, d’une certaine manière, de la vie, de l’exhibition permanente. Ainsi, nous n’approchons jamais nos voisins. Nous regardons la vie sous un meilleur jour, sans faire le moindre compromis.
Hans Ulrich Obrist, comment, au regard de la scène artistique de la fin des années 1960 et 1970, se situent Gilbert & George ?
HANS ULRICH OBRIST : Ils incarnent un changement paradigmatique incroyable, car ils ont surgi à une époque où dominait la sculpture formaliste. C’était l’époque d’Anthony Caro, de l’abstraction, de Greenberg, etc. Ils ont fait apparaître un monde entièrement neuf, un nouveau modèle, un nouveau départ. Ce qui est très intéressant, je crois, c’est qu’ils ont créé des oxymores invraisemblables ; à la fin des années 1960, dans ce climat de néo-avant-garde que représente Fluxus, par exemple, ils étaient à la fois classiques et avant-gardistes.
Quels sont, à vos yeux, les grands axes de leur production, déroulée sur une cinquantaine d’années ?
HUO : C’est précisément ce qui fait la force de cette exposition proposée par Daniel Birnbaum et Maja Hoffmann : elle retrace le travail des artistes depuis le tout début – la fin des années 1960, à l’époque des premières explorations. Chaque décennie sera représentée, plus riche et plus inventive que la précédente. L’exposition est structurée par ces différentes séries, à commencer par les “sculptures vivantes”, avec toutes ces épiphanies.
GI : Ces séries portaient des titres comme “Les œuvres salaces”, “Les matinées rouges”, “Les pièces dingues” ou encore “Les sales vies”, etc.
HUO : On retrouve dans toutes ces séries l’idée que l’art, d’une manière ou d’une autre, rend visible l’invisible. Si l’on regarde les Dirty Pictures, elles annoncent ce qui se passera ensuite dans le domaine de la musique, de la pop, du happening. Et de nombreuses images des années 1990 annoncent nombre de grands thèmes des années 2000 : la religion, le terrorisme... L’exposition le montre bien. Il y a une dimension intuitive dans leur travail. Ce qui est extraordinaire, c’est que tout se passe à Londres, juste devant chez vous. Michel Butor a écrit dans les années 1960 un très beau texte intitulé La ville comme texte. Quand on regarde les images de Gilbert & George, on retrouve exactement cela à Londres, on voit le monde à travers ce prisme-là.
GE : La raison en est que nous avons toujours pensé que l’art, les romans, la musique, les photos... ne changent jamais : c’est le monde qui évolue pour s’adapter à eux. Quand nous avons produit les Dirty Pictures, nos plus grands admirateurs et amis, même s’ils appréciaient énormément notre travail, ont pensé que cette fois nous avions été stupides, un peu puérils, un peu too much. Et puis, vingt-cinq ans plus tard, lorsque nous avons exposé ces pièces en public pour la première fois, certains de ces mêmes amis sont venus au vernissage et les ont trouvées géniales. Le monde avait changé...
HUO : J’ai grandi en Suisse et, adolescent, j’ai découvert l’exposition “Gilbert & George” à la Kunsthalle de Bâle. J’étais encore au lycée et n’avais qu’un peu d’argent de poche, mais les billets d’entrée n’étaient vraiment pas chers (au nom de “l’art pour tous”) et un mécénat permettait de rendrele catalogue accessible à toutes les bourses. Je l’ai donc acheté. C’était une exposition incroyable ; gigantesque. J’étais survolté, et je me suis dit qu’il fallait absolument que je rencontre ces artistes. J’ai donc fait le pèlerinage à Londres, en ferry, je me suis présenté devant la maison de Fournier Street, et là, au dernier étage, on m’a soumis à un curieux test – vous en souvenez-vous ? Il y avait un livre, et je devais choisir une couleur...
GI : C’est un livre de 1901 qui a influencé tous les artistes modernes, de Mondrian à Malevitch en passant par l’artiste suédoise Hilma af Klint.
HUO : J’ai donc fait le test, et ce geste a inauguré une longue série de collaborations. Avec la Serpentine Gallery, puis l’exposition au Museum of Old and Modern Art (Mona), etc. Je passe les voir régulièrement depuis, mais nous n’avons jamais réalisé de grande exposition ensemble. J’ai cependant co-organisé, avec Suzanne Pagé, l’exposition au Musée d’Art moderne de la ville de Paris. A la Serpentine Gallery, nous proposons chaque année un Marathon et Gilbert & George y produisent de nouveaux projets. La première année, il s’agissait d’un marathon “Entretiens”, ils ont donné une interview entre 4 h et 5 h du matin. Puis il y a eu un marathon “Manifestes”... Pour le marathon “Transformation”, ils sont venus avec une amie.
GE : Victoria. Nous avons fait une exposition en 2014 à Monaco et l’administration du musée nous a logés dans un hôtel de luxe, et comme nous avions une foule de rendez-vous et d’interviews, nous passions notre temps dans le lobby – si bien que les gens, nous prenant pour les directeurs de l’établissement, venaient sans cesse nous demander
des renseignements. Puis, un beau jour, une femme très glamour se présente à nous en disant : “Mais qui voilà ! Ma plus belle prise de la journée...” Elle s’appelle Victoria et elle est scandinavo-philippine. Elle est infirmière et elle était venue là pour voir les Beard Pictures à l’exposition.
HUO : Vous avez collaboré avec Victoria pour le marathon “Transformation”, ce qui nous amène à la Fuckosophy et à la Godology, d’abord à Paris puis à Londres.
GE : La Fuckosophy, œuvre achevée, a été présentée à Paris et au Mona ; par la suite, il nous a semblé qu’il ne restait plus qu’une chose à faire : la Godology. Au beau milieu du processus de composition de la Godology, nous nous sommes aperçus que tout cela n’avait rien à voir avec les dieux, mais plutôt avec les gens qui habitent partout sur la planète. C’est dix fois plus gros que la Fuckosophy. Je crois que tout le monde a retiré un certain plaisir de la Fuckosophy, mais je doute que ce soit le cas avec la Godology. Je crois que c’est quelque chose de merveilleux à explorer – tout ce que les gens peuvent éprouver, dire, faire, espérer, rêver, tuer ou aimer au nom d’un dieu, à l’intention d’un dieu imaginaire.
Au regard de la jeune génération, quels artistes s’inscrivent dans le legs de Gilbert & George ?
GI : Toute personne capable de dire des gros mots !
HUO : Je voudrais évoquer David Robilliard et Andrew Hurst, à qui Gilbert & George ont servi de mentors. Je l’ai rencontré en allant voir Gilbert & George chez eux ; il était alors très jeune, il devait avoir 20 ans. Il n’avait même pas 40 ans quand il est mort du sida. C’était un poète de grand talent, qui faisait aussi des dessins magnifiques, des poèmes visuels. Gilbert & George l’ont encouragé à se lancer dans la peinture, et il s’est mis à traduire ces poèmes visuels en toiles extraordinaires. Au cours des cinquante dernières années, on a vu toute une jeune génération d’artistes se rattacher à Gilbert & George. Je m’intéressais à l’art vivant, et j’ai monté une exposition sur ce thème (“La vie dans l’art”) qui m’a amené à faire des recherches sur les jeunes artistes qui se refusent à faire de la performance, comme Tino Sehgal, Santiago Sierra, Laura Lima, etc. Ils regrettent que la performance ait lieu à heures fixes et non à l’intérieur d’un créneau horaire. Ce qui fait la force du musée, selon eux, c’est qu’il propose des horaires d’ouverture, et qu’on n’est donc pas tenu de s’y présenter à une heure précise. Ce qu’ont fait Gilbert & George tient de l’épiphanie : à l’époque, ils étaient les premiers à offrir des sculptures vivantes.
GI : Au début, ça ne durait que cinq minutes. Mais, quand on nous a invités à Düsseldorf ou au Stedelijk Museum, nous sommes passés à plusieurs heures. Fait intéressant : pour les sculptures vivantes, on se recouvrait de poudre multicolore pour se mettre à distance du public, pour être spéciaux et différents, mais plus tard on a décidé d’être des sculptures sans interruption, et sans maquillage. Et cela à tout jamais. Nous sommes désormais des sculptures vivantes jusqu’à notre mort.
Comment avez-vous collaboré avec Gilbert & George pour la mise au point de cette exposition d’envergure ?
HUO : Ce qui nous a beaucoup plu, c’est l’idée d’une exposition itinérante. C’est une idée qui m’obsède depuis longtemps. Elle se déplacera à ainsi à Oslo, à Reykjavik, etc. Daniel Birnbaum, co-commissaire de l’exposition, et avec lequel j’ai collaboré à plusieurs reprises, souhaitait faire une exposition pour Stockholm et pour Arles : nous avons décidé de faire équipe et de devenir co-commissaires. L’exposition est ainsi produite par Luma-Arles et par le Moderna Museet. Les musées ont tout intérêt à s’allier et non à se faire concurrence : leur avenir passe par la collaboration. Ensemble, on peut faire de plus grandes choses. Cette exposition va ainsi voyager pendant deux ans, et je trouve cela merveilleux.
GI : Pour un artiste, rien ne surpasse une exposition : on travaille pour le public, on fait une exposition pour s’adresser à une audience.
GE : Bien souvent, les artistes que nous avons connus dans les années 1970 le faisaient pour leur carrière. Nous ne l’avons jamais envisagé dans cette optique, l’art nous sert toujours à parler aux gens, par-delà les images.
GI : N’est-ce pas là, d’ailleurs, la visée même de l’art – communiquer ?
HUO : Voilà une conclusion parfaite. J’ajoute que le format de cet entretien était très plaisant : vous me posez des questions, je leur pose des questions qui ramènent vers vous, c’est un flux continu. Et puis, j’adore votre magazine !
“Gilbert & George : The Great Exhibition (1971-2016)”
co-commissaires : Hans-Ulrich Obristet Daniel Birnbaum
du 2 juillet 2018 au 6 janvier 2019
Luma Arles, Mécanique Générale du Parc des ateliers
45, chemin des Minimes, 13200 Arles
luma-arles.org