De la nécessité des artistes en politique
Jamais le monde n’a tant eu besoin des artistes. Leurs idées radicales, leur vision, leur perspective sur notre société nous sont indispensables. Je fais remonter l’origine de cette idée à l’artiste britannique John Latham, grand provocateur, qui a consacré toute son existence à l’élaboration d’une vision du monde capable d’unifier la science et les humanités. A ses yeux, le monde ne pouvait être transformé que par des personnes ayant la capacité (et le désir) de percevoir le réel de manière intuitive et holistique. Or, selon Latham, l’artiste est l’individu le mieux équipé pour ce faire. C’est à cette fin qu’il a cofondé l’Artist Placement Group (APG) (1966-1989) avec Barbara Steveni, Jeffrey Shaw, David Hall, Anna Ridley et Barry Flanagan, groupe qui se donnait pour mission d’étendre l’emprise de l’art et des artistes sur l’ensemble de la société. L’indifférence de Latham à l’égard des frontières entre disciplines reposait sur une théorie unique, qui nous invite à adopter une cosmologie fondée sur le temps (c’est-à-dire à aligner les structures sociales, économiques, politiques et esthétiques) en lieu et place de notre conception du monde sensorielle et fondée sur l’espace. Il proposait quant à lui une “structure événement” à même de reconfigurer radicalement la réalité.
C’est à Douglas Gordon que je dois d’avoir découvert le brillant travail de Latham. Gordon se dit très influencé par la description que fait Latham de “l’individu fortuit”, dont le rôle dans la société consiste à élaborer de nouvelles manières de penser, et dont le rôle sous-tend la mission de l’APG : placer les artistes à des endroits stratégiques de la société. Gordon est particulièrement séduit par l’idée que les frontières et dénominations sociales sont fluides, si bien qu’“aucun de nous n’est particulièrement relié au temps ou au lieu où il se trouve à l’instant présent”.
Par son héritage radical, Latham est un proto-artiste pour le moment présent. Il estimait que l’artiste joue un rôle spécifique dans la société. En ce sens, son œuvre est très proche de celle de Joseph Beuys. Celui-ci était également soucieux de démocratiser l’art : “chaque homme est un artiste”, disait-il. L’enseignement de l’art, au même titre que la politique, est une chose à laquelle chacun de nous doit prendre part. La “définition étendue de l’art” que propose Beuys comprend l’idée de la sculpture sociale comme œuvre d’art totale, qui joue selon lui un rôle créatif et participatif dans l’élaboration de la société et de la politique. Comme celui de Latham, son parcours a suscité un débat public passionné et même hargneux. Beuys a montré comment l’art pouvait offrir à la société l’espace dont elle a besoin pour déployer son imagination.
Comme dans le cas de Latham, les conférences de Beuys, son activisme et son action politiques ont ouvert cet “espace agoniste” que la philosophe politique Chantal Mouffe conçoit comme indispensable à la pratique de la démocratie. Selon Mouffe, la démocratie doit permettre la différence et la diversité (ce qui entraîne nécessairement un conflit maîtrisé), et non pas viser un consensus. Cette approche peut être rattachée, je crois, aux idées d’Edouard Glissant à propos de l’homogénéité, de la diversité et de la mondialisation qui ont tant compté dans ma propre pensée. Nous devons admettre et encourager la différence ; sans cela, aucune société démocratique n’est possible.
Adolescent, je suis tombé sur une conférence de Beuys. Il y parlait de “production de réalité”, de sculpture sociale et de la fondation du Parti écologique. La société était pour lui une “structure sculpturale” qui doit guérir d’elle-même. Il affirmait que tout changement est, par définition, une action créatrice ; en conséquence, toute politique progressiste requiert une pensée libre. Dans une société qui a oublié comment penser de manière créative, aucunchangement ne peut advenir. L’art, qui nous apprend à penser de manière créative et à imaginer des possibilités nouvelles, est indispensable à la société et à la politique. La vision de l’artiste comme acteur social, telle
que l’exposent Beuys et Latham, a été illustrée par de nombreux artistes au cours des cinquante dernières années. Ce sont des intellectuels publics qui se sont insérés dans le tissu social et politique de leur société, et ont conçu l’art comme un phénomène advenant à l’intérieur (et non à l’extérieur) de la vie communautaire.
L’artiste Bruce Conner s’est présenté aux élections municipales à San Francisco en 1967. Sa campagne est restée légendaire : sa déclaration d’intention a pris la forme d’un discours sur la lumière, et l’artiste a rappelé que dans une véritable démocratie toutes les voix méritent d’être entendues, même les plus éloignées de la doxa en cours. Il est intéressant que Conner, qui appartenait pourtant à la contre-culture, ait tenu à voter à chaque élection et se soit montré très critique à l’égard de ses amis abstentionnistes. Sa campagne s’adressait aux électeurs que le statu quo laissait insatisfaits. Sous cet angle aussi, l’art peut être un paratonnerre pour une bonne part de nos électorats déçus par les choix qu’on leur propose.
Edi Rama, l’actuel Premier ministre albanais, était peintre avant de devenir politicien, et reste un ami proche de l’artiste Anri Sala. Il faut appréhender son programme dans le cadre de la sculpture sociale de Beuys. L’art ne se distingue pas de la politique dans cette perspective : il en est le prolongement. Il s’agit pour lui, me disait Sala, de “repenser la démocratie”. Quand Rama est devenu le premier maire de Tirana, il a déclaré : “C’est le métier le plus enthousiasmant du monde, car il me revient d’inventer de bonnes causes et de me battre pour elles chaque jour. Être le maire de Tirana, c’est la forme la plus élevée d’art conceptuel.” Rama s’est montré fidèle à cette déclaration avec son extraordinaire projet écologique. En écho à “7 000 Chênes”, le fameux projet de Beuys pour Documenta en 1980, il a organisé la plantation de 1 800 arbres un peu partout dans la ville. Il a également fait repeindre de nombreux bâtiments anciens dans ce qu’on a appelé les “couleurs Edi Rama” – on peut découvrir ce projet dans un film extraordinaire, entre documentaire et œuvre d’art, qu’il a réalisé sous le titre “Dammi i Colori”. C’était là une manière peu coûteuse, efficace et extrêmement populaire d’améliorer l’environnement urbain, et de transformer le dialogue dans une ville qui souffrait d’un passé récent compliqué. Son intelligence des rapports entre art et politique est résumée dans une phrase que je trouve très inspirante : “La culture est une infrastructure, non une simple surface.” L’art consiste à communiquer, à s’engager et à interagir, et toute organisation qui ne favorise pas ces relations est condamnée à l’échec.
L’idée de l’art comme infrastructure, comme “sculpture sociale”, a également été développée de manière exemplaire par Theaster Gates, dont la pratique au sens large à notamment donné naissance à la Rebuild Foundation, une organisation à but non lucratif qui s’efforce d’établir des espaces partagés et des logements abordables dans les communautés défavorisées de Chicago, la ville natale de l’artiste. Il a transformé des bâtiments en ruines pour en faire des institutions culturelles ouvertes à la communauté, où la culture et l’action politique ne sont pas seulement exposées, mais mises en acte, sollicitées, favorisées.
Les interventions politiques des artistes peuvent aussi prendre la forme de provocations. L’artiste Christoph Schlingensief m’a confié, peu avant sa mort, à quel point Beuys avait compté pour lui. Son corpus artistique comprend une série d’actions et de provocations conçues pour secouer la société allemande et lui faire reconnaître ses failles. Il a un jour invité tous les chômeurs d’Allemagne, soit des millions d’individus, à aller se baigner dans le lac Wolfgang, au bord duquel le chancelier Helmut Kohl passait alors ses vacances. L’idée était que ces cohortes de nageurs, en entrant dans le lac, le feraient déborder et inonderaient la maison de vacances de Kohl. Le projet était voué à l’échec – seuls quelques dizaines de chômeurs sont entrés dans l’eau – mais il a suscité un énorme intérêt de la part des médias. Voilà comment les artistes peuvent affecter les institutions du pouvoir : en organisant des actions ou des interventions qui mettent en lumière des sujets négligés.
La poétesse et romancière Eileen Myles s’est servi de l’humour pour perturber le processus politique. En 1991, elle a annoncé qu’elle serait la seule candidate “ouvertement femme” de l’élection présidentielle. Sa campagne, menée depuis l’East Village de New York, a rapidement pris de l’ampleur jusqu’à devenir un projet national : pour tous ceux qui ne se sentaient pas représentés par la politique traditionnelle, c’était enfin l’occasion de se faire entendre. Sa participation au processus politique se situait quelque part entre la performance, la protestation et la plaisanterie. Il n’empêche : elle a manifesté plus d’intégrité politique que tous les autres candidats.
J’ai écrit ce texte suite à une conférence donnée au Creative Time Summit en octobre 2016, date à laquelle Tania Bruguera a annoncé qu’elle se présenterait à l’élection présidentielle de 2018 à Cuba. Dans un pays qui n’a jamais connu d’élection démocratique, sa déclaration a trouvé un nouvel écho après la mort de l’ancien leader Fidel Castro, dans le mois suivant l’annonce officielle de Bruguera. Cette déclaration est le prolongement d’un projet qu’elle mène depuis toujours : aborder les grandes questions humanitaires et politiques de Cuba à travers la performance et le mouvement social. Tania pratique l’“Arte Útil” – littéralement, l’art utile – et a réalisé des projets sur le long terme comme un centre communautaire, un parti politique pour les immigrés ou une institution œuvrant à l’alphabétisation et au changement politique à Cuba. La candidature de Bruguera représente à la fois l’apogée de son œuvre d’artiste et un hommage, peut-être involontaire, aux ambitions de l’APG, qui faisait de l’artiste un “individu fortuit” au sein de structures sociales et politiques visant la transformation de la société. Tania compte parmi les artistes qui appliquent les leçons que nous ont enseignées des artistes tels que John Latham.
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RENDEZ-VOUS LE 20 MAI 2018 AU CENTRE POMPIDOU
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A l’occasion de la manifestation “Mai 68 - Assemblée Générale” organisée par le Centre Georges Pompidou, L’Officiel Art, en partenariat, se fait curateur d’un symposium questionnant l’intégration du legs de Mai-68 aux nouveaux combats d’aujourd’hui. Comment les artistes contemporains, avec les moyens dont ils disposent, réinsèrent cet esprit tant du point de vue esthétique que de la nature de leur prise de parole ?
Avec la présence active de Hans Ulrich Obrist, directeur des Serpentine Galleries de Londres, L’Officiel Art propose un après-midi de tables rondes et interviews au Centre Pompidou, dimanche 20 mai prochain.
Avec Gérard Fromanger, Arthur Jafa, Jacqueline de Jong, Olivier Mosset, Catherine Perret, Emily Segal.
Centre Pompidou
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