Paris Photo vue par deux des curatrices de l'édition 2022
Une des foires les plus essentielles aux yeux du public comme du marché, Paris Photo annonce une édition 2022 exaltante. Comme chaque année, l’on retrouvera le meilleur de la photographie, de son histoire, de son présent et de son avenir, organisant la rencontre du meilleur d’hier et du plus prometteur de demain. L’Officiel a choisi de s’intéresser aux curatrices du secteur Curiosa, et du parcours Elles X Paris Photo, éclairant l’évènement par leur approche singulière et stimulante.
Quelles ont été vos expériences professionnelles les plus marquantes ?
Trois épisodes me viennent à l’esprit. Alors que ma première visite en Chine en 2008 avait pour but d’étudier l’art bouddhiste, j’y ai surtout découvert de nombreux artistes contemporains chinois et aussi des quartiers artistiques en pleine croissance, que ce soit 798 à Pékin ou M50 à Shanghai. Cela a profondément marqué mon parcours. Un an plus tard, je suis partie vivre à Pékin pour apprendre le mandarin. En 2013, je suis allée travailler à Lausanne, à Photo Elysée, en tant que coordonnatrice des expositions itinérantes et du prix Elysée, jusqu’en 2017. Je travaillais sur la conception du prix et son encadrement. L’idée était de mettre au centre les besoins de l’artiste, lui permettre d’éditer un beau livre et de bénéficier d’un accompagnement muséal. J’aime le mot français, « conservateur », au sens de conservateur des collections, mais aussi d’être « curator » en anglais, qui évoque « care, caring ». Prendre soin des artistes et de leurs œuvres est un état d’esprit que je nourris depuis ces années au musée. Enfin, il faudra également mentionner mes collaborations multiples avec le curateur William A. Ewing. C’est avec lui en tant qu’assistance-curatrice que j’ai conçu ma première exposition en 2013, sur la photographie de paysages, au Somerset House à Londres. Il a été un mentor au début de ma carrière avant de devenir un collègue qui m’est cher. Il sait trouver dans chaque image ce qui est intéressant.
Comment avez-vous abordé cette proposition d’être commissaire du secteur Curiosa ?
J’en suis très honorée. Curiosa résonne profondément avec mes convictions personnelles : la mise en avant d’artistes qui ont eu une pratique sur la durée, qui n’ont pas encore eu la visibilité qu’ils méritent, et leur offrir une opportunité qu’ils n’avaient pas eue jusqu’à présent. Je m’en sens responsable, en sachant que c’est important pour eux.
Quels étaient vos critères de sélection ?
Je voulais que le choix soit international et qu’il inclue une diversité d’approches. Qu’il y ait des artistes dont la démarche est ancrée dans le documentaire, que d’autres travaillent sur l’art digital, et d’autres encore de manière plus traditionnelle, en analogique. « Curiosa », je l’interprète au sens de la curiosité, je crois que c’est un des rôles du curateur.
Quel est votre rapport personnel à la photographie, technique, émotionnel ?
Tout me passionne, l’engagement, l’artistique, l’émotionnel. C’est un médium riche et démocratique.
Comment fait-on comprendre qu’une photographie a une valeur ?
La jeune génération est passionnée par les images, ce qu’il faut, c’est créer des situations où l’on s’arrête et l’on regarde, que cela soit par l’exposition ou un livre. Mon rôle, c’est de créer cet espace.
Quelles autres formes d’art nourrissent votre rapport à la photographie ?
Je suis surtout influencée par mon parcours d’historienne de l’art, qui remet les créations dans un certain contexte culturel, social et historique. J’ai beaucoup voyagé, cela compte. Je suis aussi attentive à repérer des images qui peuvent s’inscrire dans la durée.
Paris Photo. Du 10 au 13 novembre 2022. Au Grand Palais Ephémère. https://www.parisphoto.com/
Portrait de Holly Roussell : Copyright Anoush Abrar
Jean-Vincent Simonet est français, né en 1981. Il a une démarche expérimentale, qui aborde la problématique de la construction de l’image. Il mélange les sources analogiques, numériques, avec des techniques de montage et de collage. Je le suis depuis longtemps. Il joue sur la surcharge, l’exubérance, les couleurs. C’est son premier projet vraiment personnel. Il travaille sur ses impressions numériques, un peu à la manière d’un peintre sur la texture. Il avait une démarche très formelle, mais cette série, Heirloom, est très personnelle, née du fait d’avoir appris que l’entreprise familiale, qui produit des étiquettes depuis des générations allait fermer. Il a photographié des pièces de l’usine, pour en garder une trace.
Jean-Vincent Simonet, Untitled (heirloom), 2022. Courtesy of the artist and Sentiment
David Uzochukwub est un artiste australo-nigérian de 23 ans, a fait partie de la sélection The New Black Vanguard, aux rencontres d’Arles en 2021, et deux de ses œuvres ont été sélectionnées pour le Prix Pictet la même année. Il s’intéresse aux possibilités de la photographie quand il s’agit de réfléchir sur les questions socio-environnementales, en leur offrant une forme un peu surréaliste. On va montrer des œuvres qui évoquent les éléments, la terre, le ciel, l’eau. Il interroge comment la Terre a été politisée, et la réalité de l’injustice des inégalités climatiques. Au lieu d’en souffrir, il essaie d’y dégager des éléments de force.
David Uzochukwu, Stake Out, 2019, courtesy Galerie Number
Pao Houa Her est née au Laos, en 1982. Elle vit aujourd’hui dans le Minnesota. Son travail explore l’histoire de la diaspora Hmong aux Etat-Unis. Ses images montrent de manière un peu subversive l’expérience des membres de cette diaspora, avec par exemple des portraits des anciens ou des jeunes en tenue traditionnelle, devant des fleurs artificielles. On présente la série The Imaginative Landscape, qui réfléchit au genre de la photographie de paysage, et des fictions que l’on s’invente en les regardant. On voit souvent dans son œuvre des fleurs de pavot, qui évoquent l’histoire coloniale et la culture du pavot, qui permettait aux Hmong de gagner leur vie ainsi, alors qu’ils ont reçu des terres dont ils ne voulaient pas. Elle vient d’avoir sa première exposition aux Etats-Unis, qui montrent les Hmong d’aujourd’hui, qui cultivent…de la marijuana.
Pao Houa Her, untitled. © Pao Houa Her, Courtesy Bockley Gallery.
La curatrice du parcours Elles x Paris Photo, initié en 2018 par Kering | Women in Motion, Federica Chiocchetti nous raconte comment elle a établi sa sélection pour mettre en lumière les femmes artistes.
Quelles ont été vos expériences professionnelles les plus marquantes ?
Il y a 10 ans, j’ai travaillé pour la collection privée de David Thompson The Archive of Modern Conflict, composée d’images où il se passe toujours quelque chose de troublant, de violent. C’était une initiation à la photographie la plus étrange et cruelle. Cela a changé mon regard pour toujours.J’ai aussi travaillé sur un projet réunissant des images prises par des paparazzi, sur les années 70, les années de plomb en Italie, pour le projet Amore e Piombo. Ce ne sont pas seulement des photographes qui chassaient les célébrités, mais ils ont aussi témoigné des révolutions politiques, culturelles, des kidnappings…Cet aspect était peu connu à l’international. Ensuite j’ai été co-directrice en 2017 d’un festival de photographie à Jaipur. J’y ai été confrontée à une autre façon de travailler, plus douce, loin de la frénésie occidentale. Cela m’a fait du bien. Je viens d’être embauchée comme directrice du Musée des beaux-arts du Locle (en Suisse), j’étais enseignante, écrivaine, commissaire indépendante, et maintenant je dois diriger une équipe, trouver des réponses à des problématiques très concrètes, tout en réfléchissant à la programmation, aux artistes.
Vous vous sentez investie d’une responsabilité particulière à superviser le parcours Elles X Paris Photo ?
Envers le public, oui. Je n’avais pas la prétention de faire découvrir des artistes, mais je me suis imposée de présenter de nouvelles photographes, pour leur donner la possibilité d’être vues, tout en proposant des artistes déjà connues. J’ai aussi étendu le parcours au secteur des éditeurs. J’ai remarqué que pour une femme, aujourd’hui, c’est plus facile de publier un livre que d’être représentée par une galerie.
Quels étaient vos critères de sélection?
C’est là que la littérature est ma meilleure amie, elle m’aide à trouver une structure narrative. J’ai toujours adoré que l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) prenne les mathématiques comme élément déterminant l’écriture. J’ai donc pris un numéro le 77, très symbolique, en Italie, parce que dans la tombola napolitaine, il correspond aux jambes des femmes, mais aussi au diable…Dans un jeu, on trouve un vestige de la société patriarcale, qui associe la féminité à une figure démoniaque. En hommage aux mouvements féministes italiens de 1977, une année importante, je voulais redonner une énergie positive à ce numéro, en choisissant 77 artistes.
Quel est votre rapport à la photographie, technique, émotionnel ?
Émotionnel, mais je suis aussi assez fétichiste des processus traditionnels, le sténopé, les daguerréotypes, la chambre noire..La texture d’une photo ancienne m’émeut plus qu’une image conçue sans réflexion. C’est viscéral. Même s’il y a des travaux magnifiques réalisés en digital magnifiques.
Vous avez le sentiment qu’il faut faire preuve de plus de pédagogie pour faire comprendre ce qu’est une photographie d’artiste ?
Il y a un retour vers les anciennes techniques, même dans les écoles. « La Fabrique du Regard à la maison » au BAL, ou le Festival des Rencontres d’Arles avec une équipe dédiée à l’éducation autour des images, vont dans ce sens. Ne pas être un-e native digital est une chance, je crois, et il faut faire comprendre aux nouvelles générations ce que cela voulait dire. Sans nostalgie.
Portrait Federica Chiocetti : Copyright : Tonatiuh Ambrosetti.
Marge Monko est une révélation, il s’agit d’une plasticienne installée en Estonie. C’est un bel hasard, j’avais déjà choisi l’approche « 77 », et je suis tombée sur sa série Untitled Photograms, réalisée à partir de publicités pour des collants…J’adore son regard, drôle, mais qui fait passer des messages politiques et féministes, avec un petit côté d’art post-socialiste.
Untitled Photograms, 2014-2021. Hestia Gallery
J’ai eu la chance de connaître Letizia Battaglia et de publier un livre en Italie, en 2008, sur elle. Elle vient de décéder, c’est une grande perte. C’est l’exemple le plus emblématique du lien entre l’art et la politique. Elle était une femme politique, elle a siégé au conseil communal de Palerme, elle a fondé un musée de la photographie. Elle s’était faite connaître pour son travail photographique sur la mafia sicilienne à la fin des années 70 et début 80. Elle a laissé des images très fortes, dérangeantes, troublantes, mais qui ont une importance historique fondamentale.
Triplice omicidio in Piazza Sant’Oliva - Palermo, 1982. Gallerie Alberto Damian
Justine Kurland est une rebelle, une radicale! Son dernier livre, SCUMB Manifesto, publié par Mack Books en 2022, adresse un clin d’œil au SCUM Manifesto de Valerie Solanas, en ajoutant un « B » à « Society for Cutting Up Men », pour en faire Society for Cutting Up Men’s Book…Un travail méticuleux de déconstruction et reconstruction de 150 livres réalisés par des hommes blancs, hétérosexuels. Le résultat est presque psychédélique, explosif, qui nous fait mettre les doigts dans une prise électrique. C’est d’autant plus insolite, quand l’on sait que ses images précédentes évoquaient plutôt Jeff Wall, des paysages, des jeunes femmes. Je pense qu’elle sera étudiée dans l’histoire de la photographie. Son évolution est remarquable.
HCB Early Work Collage, 2022. Gallerie Luisotti.