Dans les coulisses d'Audemars Piguet
Audemars Piguet aura longtemps cherché un emplacement de choix avant d’inaugurer sa nouvelle boutique dans la Ville lumière. Mais cela valait le coup d’attendre : au croisement de la rue Royale et de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, le flagship parisien de la manufacture suisse s’impose depuis quelques mois au milieu des poids lourds de l’industrie du luxe que sont Prada, Gucci, et bien sûr Hermès. Il s’éloigne en revanche de la place Vendôme, berceau historique de la joaillerie et de la haute horlogerie. Peut-être afin de cultiver sa différence : Audemars Piguet est une maison indépendante et fière de l’être. Le jour de l’inauguration, le 26 mai 2016, François-Henry Bennahmias officiait tout sourire, en tant que maître de cérémonie, au milieu du Tout-Paris people qui s’était déplacé pour l’occasion. Têtes d’affiche de la soirée : Omar Sy et Teddy Riner, les nouveaux ambassadeurs de la marque.
Si le boss est de si bonne humeur, c’est que tous les feux sont au vert. Alors que beaucoup de marques horlogères stagnent – voire régressent – cette année, celle qu’il dirige affiche une insolente croissance à deux chiffres. En 2015, son chiffre d’affaires a dépassé les 800 millions d’euros, la plaçant au deuxième rang des manufactures indépendantes derrière Patek Philippe, et devant des enseignes aussi célèbres que Tag Heuer ou Jaeger-LeCoultre. Une santé de fer à mettre au crédit d’une politique prudente et d’une vision à long terme. Ainsi, quand ses concurrents fonçaient, tête baissée, sur des marchés asiatiques si prometteurs il y a dix ans, Audemars Piguet choisissait de maintenir une bonne ventilation de ses ventes à travers le monde, quitte à soutenir des marchés en crise. Une stratégie dont elle tire aujourd’hui les bénéfices. Mais ce n’est pas la seule explication. Initié dès son arrivée au poste de CEO en 2012, le grand chantier de François-Henry Bennahmias commence à porter ses fruits.
Un chantier en trois grandes étapes menées conjointement : l’intégration progressive de la distribution avec l’ouverture de boutiques en nom propre (objectif : une centaine contre cinquante aujourd’hui) ; la réduction progressive du nombre de références au catalogue et, enfin, l’augmentation du prix moyen des montres. En clair, Audemars Piguet ne souhaite pas produire plus de montres qu’aujourd’hui (un peu moins de 40 000 par an), elle préfère inciter ses clients à monter en gamme. Et pour tirer son offre vers le haut, la marque n’hésite pas à lancer des paris. Comme celui de remettre au goût du jour l’or jaune, matériau historique en haute horlogerie, mais jugé soit trop vieillot, soit trop « bling » depuis une vingtaine d’année. Fin 2015, elle lance une petite production de nouvelles « Royal Oak » en or jaune, mais avec une communication offensive. C’est un véritable succès, y compris sur des marchés plus « conservateurs » comme la France. Premier prix de la Royal Oak en or jaune : 43 500 euros…
Sur le plan de son image, la maison évite désormais de se disperser. Elle s’est recentrée autour du golf – François-Henry Bennahmias est un ancien golfeur professionnel –, de l’art contemporain et de sa fondation œuvrant à la préservation des forêts, présidée par Jasmine Audemars, arrière-petite fille du fondateur et présidente du conseil d’administration. Sans oublier les nombreux acteurs et sportifs de haut niveau qui complètent le tableau de famille.
L’art contemporain est particulièrement au centre des attentions de la marque. Comme le souligne Olivier Audemars, descendant de la branche Piguet (comme son nom ne l’indique pas), la haute horlogerie a dépassé depuis longtemps le stade utilitaire : « En horlogerie comme dans l’art, nous créons des objets qui visent à provoquer une émotion. » En 2014, la marque a signé avec Art Basel, l’incroyable marché de l’art moderne et contemporain, où les transactions se comptent en millions de dollars. En juin 2016, à Bâle, elle accueillait un public fortuné en plein cœur de la foire, sur un stand conçu par Sebastian Errazuriz, un artiste et designer d’origine chilienne. À travers sa Commission d’Art Audemars Piguet, la manufacture apporte également un soutien logistique et financier à de jeunes créateurs dont les œuvres sont ensuite dévoilées à Art Basel. À Miami en ce mois de décembre, c’est l’artiste chinois Sun Xun, « lauréat » de 2016, qui présente sa dernière création.
Un artiste en particulier entretient une relation privilégiée avec la manufacture : le photographe paysagiste d’origine britannique Dan Holdsworth. Une collaboration débutée il y a plus de six ans, lorsque ce dernier fut mandaté pour capturer de splendides images de la vallée de Joux, surnommée la Sibérie vaudoise. Des images qui ont ensuite fait le tour du monde à travers les campagnes de publicité de la marque.
Car la vallée de Joux, berceau d’Audemars Piguet depuis l’origine, est bien au cœur de son ADN. Le village du Brassus, son fief, accueillera bientôt un nouveau musée, imaginé par le bureau d’architecture danois BIG (Bjarke Ingels Group). À quelques mètres du bâtiment historique, une gigantesque spirale de 2800 m2 sortira de terre à l’horizon 2019. Dans le même temps, le charmant mais désuet hôtel des Horlogers, propriété d’Audemars Piguet, fera place à un hôtel cinq étoiles flambant neuf. Objectif : accueillir encore plus de clients dans le berceau de la marque, afin qu’ils puissent en profiter dans les meilleures conditions.
Pour l’heure, une visite chez Audemars Piguet débute immanquablement par le bâtiment historique de la marque, qui abrite son actuel musée, un atelier de restauration dédié à la marque, et surtout un trésor incomparable : les registres qui répertorient la production d’Audemars Piguet depuis sa création en 1875. Des registres qui lui permettent de connaître les spécificités de chaque montre sortie des ateliers depuis 140 ans et de procurer, sur demande, des certificats d’authenticité aux collectionneurs.
À quelques centaines de mètres, un nouveau bâtiment a été inauguré en 2008. Il s’agissait alors du premier bâtiment industriel certifié Minergie, un label d’efficience énergétique aux critères draconiens. La manufacture des Forges, c’est son nom, est ainsi chauffée par une centrale à bois, neutre en émissions de CO2. Elle se passe également de climatisation. Ses deux ailes sont orientées de façon à optimiser la lumière naturelle. La pression de l’air est légèrement plus élevée dans les ateliers que dans les parties communes, pour permettre une évacuation optimale de la poussière, cette ennemie de toujours. Bien entendu, la productivité n’a pas été oubliée, avec des flux de production entièrement repensés pour mieux réduire les délais de fabrication. Le nerf de la guerre…
Chaque atelier possède sa spécialité. Il y a celui consacré à la fabrication des cadrans de la « Royal Oak », ornés du célèbre motif Tapisserie, un autre dédié au squelettage, une spécialité chère à la marque, et bien sûr l’atelier des grandes complications où opèrent quatre horlogers, chacun d’entre eux étant responsable d’une pièce de A à Z. Une grande complication nécessitant environ huit mois de travail, du début de sa fabrication à sa livraison.
Puissamment ancrée dans son terroir et ses traditions, la manufacture Audemars Piguet a confiance en l’avenir. En 2017, la version féminine de la « Royal Oak » célébrera ses 40 ans en grande pompe, avant l’arrivée d’une tout nouvelle collection, prévue pour 2018. Un enjeu de taille pour la marque, dont 70 % des modèles vendus sont aujourd’hui des « Royal Oak ». Dire qu’à son lancement, en 1972, la première montre de luxe en acier avait reçu un accueil plus que mitigé… Aujourd’hui, chaque amateur d’horlogerie ou presque rêve de posséder la sienne.
Photographe Young-Ah Kim