French Riviera

La colombe en rouge

Fille d’un mythe et d’une artiste féministe avant l’heure, muse absolue, créatrice hors normes,  Paloma Picasso a dessiné son propre univers. Et s’est envolée comme une colombe, avec une grâce, une discrétion et une liberté singulières.

face happy head person smile necklace black hair portrait adult woman
Paloma Picasso dans la publicité de TIFFANY & CO.

​​Elle était celle qui ne fait pas de bruit. La petite dernière. Un bébé qui ne pleure presque jamais, puis une fillette discrète, au regard grave, que son père aimait à garder près de lui dans son atelier à Vallauris quand il peignait. C’est là que Paloma Picasso est née en avril 1949, à La Galloise, une modeste villa située sur une colline où son père Pablo Picasso, sa mère, l’artiste Françoise Gilot, et son frère aîné Claude avaient emménagé un an auparavant. Picasso a choisi la Côte d’Azur qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort en 1971. Il a rencontré Françoise en 1943 dans un café dans un Paris occupé. La jeune artiste passionnée, déjà exposée par une galerie, ne se laisse pas intimider par le « Minotaure ». Il a 60 ans, elle en a 20. Il a un tempérament volcanique, elle est une intellectuelle réservée mais au caractère bien trempé. Picasso la peint en « Femme-Fleur » puis conquis, emménage avec elle en 1944 après avoir quitté sa muse précédente, la sulfureuse et énigmatique Dora Maar. Pour « dompter » cette jeune femme indépendante, il la transforme en mère, tout d’abord avec Claude né en 1947 puis avec Paloma deux ans plus tard. Son nom signifie « colombe » en espagnol, en référence à un de motifs préférés du peintre et aux colombes que son propre père, José Ruiz y Blasco, lui aussi artiste, élevait et dessinait. La petite fille a les yeux noirs de son père, son regard intense et elle est doté d’un calme olympien. Il va donc souvent peindre cette enfant si jolie avec ses robes et se rubans bleus, tenant un jouet dans un main ou une orange, jouant sur un tapis avec son frère ou s’amusant avec des têtards... 

face head person photography portrait art clothing footwear shoe drawing
Paloma Picasso dans son atelier de peintre
30144392 30179927
Bijoux de la collection Paloma Picasso pour TIFFANY & CO.

Picasso aimait ses enfants, s’amuser avec eux sur la plage de Golfe-Juan, dessiner ensemble sur le tapis, leur fabriquer des déguisements ou des poupées avec ses vieux paquets de Gitane, mais en dehors de ces moments de facéties, il se consacre entièrement à son œuvre et délègue les tâches quotidiennes à Françoise qui n’arrive plus à travailler comme elle l’entend dans son propre atelier. Elle résiste comme elle peut à l’ouragan Picasso, tour à tour chaleureux, énergique, génial, cruel, doux et féroce, usant d’une séduction démente avec tous les gens qui l’approchent tel un soleil avide. Éluard écrivait sur lui « Picasso peint comme Dieu ou le diable ». Mais c’est plus souvent le second qui va mettre sous pression sa compagne. Les tensions montent et Françoise devient « celle qui a dit non à Picasso », la première femme à le quitter en 1953, peut-être pour ne pas devenir comme elle le disait avec humour « la septième femme de Barbe Bleue ». Paloma a quatre ans. Dès lors, la petite fille et son frère vont passer toutes leurs vacances scolaires à Vallauris, puis à partir de 1955 à Cannes dans les immenses pièces lambrissées de style Art Nouveau de la Villa Californie qui donne droit sur la baie. Enfin en 1958 au château de Vauvenargues, tout près de la montagne Sainte Victoire si chère à Cézanne. Leur mère, installée à Paris puis à New York où elle a ses galeries, gardera la Galloise pour passer les étés. En 1964, coup de tonnerre, Claude et Paloma alors âgée de 15 ans, vont être définitivement « bannis » de la résidence de leur père et de sa nouvelle femme Jacqueline, après la publication du livre de leur mère sur ses années avec le peintre « Vivre avec Picasso » qui devient un best-seller. S’ensuit une omerta du milieu intellectuel et artistique français à leur encontre qui durera très longtemps. Malgré la douleur de l’éloignement forcé, Paloma demeure sûre de l’amour de son père envers elle (1) : « Il y avait beaucoup d’amour, pour moi c’était une relation magique et merveilleuse. J’ai été évincée de sa vie ainsi que Claude. Mais ça n’a pas réussi à couper les liens que j’avais avec lui qui étaient si profonds. »  

Habitant avec sa grand-mère à Neuilly dans des conditions très modestes, Paloma commence à fabriquer des bijoux remarqués par le joailler grec Zolotas qui l’engage en 1971. Elle s’occupe aussi d’accessoires pour son ami Yves Saint Laurent séduit par ses créations et son style. Paloma sortant peu à peu de sa réserve, s’habille avec des turbans, des robes années 40 en soie dénichées aux Puces, portées avec des chaussures compensées d’époque et un rouge à lèvre très « rouge baiser » qui deviendra une de ses signatures. Son style 40s inspire à Saint Laurent une collection dite « Libération » ou « Quarante » présentée en janvier 1971 qui provoque un immense scandale car faisant référence au Paris de l’Occupation, cet espace-temps si intense et dramatique où Françoise rencontra Pablo. En 1973, quand Picasso décède, ses enfants et ses petits-enfants accourent pour le voir une dernière fois mais seul Paulo, son fils aîné, aura le droit d’entrer. Paloma, Claude et Maya leur sœur aînée (la fille de Marie-Thérèse Walter) passent alors la journée sur une colline en face du château de Vauvenargues seuls dans la neige, frappés par l’absurdité de la situation, loin de la horde des photographes à regarder de loin l’endroit où leur père va désormais reposer. Pablito, le fils de Pablo, qui n’a pas non plus pu voir son grand-père, se suicide ce jour-là en avalant de la javel. Il mettra trois mois à mourir. Picasso, superstitieux, n’a pas fait de testament. Il est légalement resté marié avec sa première femme Olga, la mère de Pablo, jusqu’en 1955. Maya, Paloma et Claude entrent donc en 1973 dans une longue bataille pour faire reconnaître leurs droits sur l’héritage de leur père. Paloma bouleversée par cette mort, quitte pour un temps la joaillerie et commence le long inventaire des innombrables œuvres de son père avec son frère Claude en vue de fonder le Musée Picasso. En 1975, dans un acte de bravade pour vaincre sa timidité maladive, elle tourne dans un film érotique et avant-gardiste du réalisateur polonais Walerian Borowczyk « Les Contes immoraux » dont chaque image ressemble à un tableau. Elle y incarne l’énigmatique comtesse Erzsébet Báthory tout habillée de noir ou de blanc, en Hongrie au XVIIe siècle qui sacrifie des jeunes filles pour se baigner dans leur sang. Pour se changer les idées, Paloma commence aussi à sortir avec ses amis parisiens, Karl Lagerfeld et Yves Saint Laurent. 

Au cours d’un de leurs dîners, elle rencontre un jeune auteur de théâtre argentin Rafael Lopez Sanchez, qui a un tempérament aussi délicat et réservé qu’elle, avec qui elle va vivre très vite puis se marier en 1978. Pour ne pas choisir entre ses deux amis devenus des rivaux implacables, Paloma porte une tenue Yves Saint Laurent avec un blazer blanc et une chemise rouge pour aller à la mairie puis la nuit, une robe bustier en satin rouge écarlate ornée deux cœurs en relief créée par Karl Lagerfeld pour la fête qu’il organise pour elle ce soir-là. Exceptionnellement une trêve est déclarée pour ce jour de joie entre les deux clans couture. Les deux mariés si bien assortis, leur beauté andalouse et leur bonheur éclatant figurent en cover du Interview Magazine de leur ami Andy Warhol « The Paloma Picasso Wedding Issue » en juin 1978. L’année suivante, Paloma est engagée par Tiffany & Co pour créer sa propre ligne de bijoux pour eux. Elle part s’installer à New York s’éloignant du tourbillon « Pablo Picasso », y devient une icône de mode et une déesse du business. Ses bijoux, entre l’art moderne et l’influence baroque et byzantine, se composent de très belles pierres semi-précieuses de grande taille, souvent taillées en cabochons, entourées d’or imposant. Les porter reflètent un « statement » stylistique puissant. Elle travaille les chaînes, massives, comme personne : avec des motifs sculptés, comme enlacés, sur le thème du X légèrement irrégulier, un symbole récurrent. Sa broche Scribble lui a été inspirée par les graffitis qui ornent les rues et les métros de New York. Il serpente comme un tag une signature ou un trait de peinture zébrant l’espace. Là encore, on pourrait presque le voir comme une signature, qui, au lieu d’orner un tableau, se poserait sur la poitrine d’une femme. 

face person photography portrait furniture table living room scissors desk dining table
Paloma Picasso dans son atelier
accessories jewelry necklace pendant diamond gemstone
Bijoux de la collection Paloma Picasso pour TIFFANY & CO.

Comme son père qu’elle a parfois comparé à Midas, tout ce qu’elle touche dans les années 80-90 se transforme en or pur au sens propre comme au figuré. Elle sort son premier parfum en 1984 portant son nom, une senteur à son image, qu’elle portera des années, et qu’elle incarne dans toutes les pages des magazines de mode du monde, une campagne où son portrait frappant, inoubliable marque les esprits : un casque asymétrique de cheveux noirs de jais, une bouche rouge sang assortie aux longs gants rouges qui encadrent son visage contrebalancés une bague cabochon bleue. Et ses yeux, bien sûr, bruns, ardents, qui transpercent, ceux de Pablo. S’ensuit un deal en 1987 avec L’Oréal qui sort son rouge à lèvre Paloma Picasso « Mon Rouge » dans son tube couleur or. Elle dit de ce rouge à lèvres flamboyant qu’il est tant devenu sa signature qu’elle passe inaperçue si elle décide de ne pas le mettre. Elle brille et pourtant ses interviews sont rares, sa discrétion est la même que lorsqu’elle était petite fille, et il n’est pas courant d’entendre sa belle voix grave, profonde, parler de cet extraordinaire chemin qui a été le sien, mouvementé mais discret. Femme publique à la vie très privée, elle se sépare de son premier mari en 1995 et se remarie en 1999, avec le docteur Eric Thévenet qui vit avec elle, entre Lausanne, Marrakech, et Paris, où elle est depuis la mort de son frère Claude, à la tête de la succession qui gère les droits liés à son père et à son œuvre, travaillant toujours avec le musée Picasso et Tiffany & Co. En juin 2024, Paloma Picasso est incarnée par Jeanne Damas dans la mini-série « Becoming Karl Lagerfeld ». À plus de 70 ans, elle n’a plus rien à prouver, et a suivi à la perfection la voie que sa mère lui avait tracée avec aplomb (1) : « Elle a ouvert beaucoup de portes pour moi. Je n’ai jamais à aucun moment de mon enfance ou de mon adolescence pensé qu’il y avait des choses qui m’étaient interdites. » Françoise qui avait été la première à pressentir le « rouge » chez elle, alors que son père la peignait souvent en bleu. Dans le tableau « Paloma à la guitare » (1965), vendu 1,3 millions de dollars en 2021 chez Sotheby’s, sa mère peint l’adolescente de 16 ans avec une coiffe de plumes blanches dans les tons bleu-gris-blanc-beige avec, tout un coup, comme un fracas qui s’annonce, une tache rouge vif derrière son cou. Cette couleur, c’est son histoire, celle de ses parents peintres dont elle n’a jamais voulu suivre la trace, mais dont elle a fait autre chose : des trésors, des couleurs ou des sculptures à porter. Le rouge est mis et il est la couleur de sa liberté.

Tags

Recommandé pour vous