French Riviera

Raphaël Quenard: Liberté Immédiate

À l’affiche de deux films pour l’édition 2024 du festival de Cannes, l’acteur a pris le temps de répondre à quelques questions – dans un lit rond à l’horizontale.

formal wear suit coat jacket blazer adult male man person face
Bijoux CARTIER Veste, chemise, pantalon DIOR

Soyons honnêtes : lors du festival de Cannes existe toujours une part d’incertitude quant à la bonne tenue des rendez-vous. Il suffit que quelqu’un dans l’équipe ait confondu le club avec son lit pour que les choses se dérèglent, voire s’annulent. Voici la part accidentelle de ces deux semaines : on sait que cela peut arriver, et c’est ainsi – que pouvons-nous y faire ? J’écris cela car j’en ai été témoin plusieurs fois, comme beaucoup de ceux qui s’y donnent rendez-vous chaque année. Cette fois, rien de tout ça, mais je m’amusais d’entendre Raphaël Quenard avouer qu’il faillit ce matin rester soudé à l’oreiller, tant les nuits, sans que vous y preniez garde et sans même s’adonner à l’infini de la fête, s’allongent et exhibent bientôt leurs premiers faisceaux dorés – un piège, si vous préférez.

Ce matin Raphaël Quenard était donc bien là. Deux jours plus tôt, il montait les marches à côté de l’équipe du nouveau film de Quentin Dupieux, Le deuxième acte, qui avant même sa projection en ouverture du festival fit parler de lui. Il faut dire que la proposition est singulière : jeter au cinéma une sorte de reflet de lui-même, pour le meilleur bien sûr, mais surtout pour le pire. Dans l’art de déguiser la subversion – même s’il s’en défend –, chacun sait désormais que Dupieux excelle, et ce n’est pas un hasard si, après Yannick (2023), Raphaël Quenard incarne parfaitement cette forme de folie canalisée du réalisateur, ou plutôt de paranoïa contrôlée – absolument honnête.

Nous étions donc dans cette villa sur les hauteurs de Cannes, un jour de mai. Raphaël Quenard venait d’en finir avec les photos, je lui proposais de nous exiler pour discuter une demi-heure, et c’est tout naturellement que nous nous installâmes allongés dans un lit rond, quelque part dans une chambre sortie des années soixante-dix. Je le confesse, j’ai à ce moment pensé à un bouton qui activerait le moteur pour faire tourner le sommier sur lui-même. Les clichés ont du bon, mais il ne fallait pas exagérer. À la place, nous nous sommes contentés de retirer nos chaussures et de caler paisiblement nos nuques. Le plafond était à hauteur normale et la situation déjà assez cocasse, admettez – j’ai donc allumé mon micro.

adult male man person agavaceae plant face head
Lunettes et bijoux CARTIER Veste, chemise, pantalon DIOR
cap hat baseball cap person portrait blazer jacket adult male man
Boucles d’oreilles CARTIER Veste, pull et casquette DIOR

L’OFFICIEL: C’est ton anniversaire aujourd’hui, trente-trois ans donc. Une première question stupide : qu’est-ce que tu voudrais te souhaiter ? 

RAPHAËL QUENARD: À chaque fois que ma mère posait la question à mon père pour Noël, il lui répondait « la tranquillité ». Plus les années passent, et plus j’ai envie de dire la même chose.

L’O: Pourtant, je n’ai pas l’impression que c’est le chemin que tu prends pour le moment.

RQ: C’est bien pour cela que c’est le plus divin des cadeaux. J’ai vraiment envie de me diriger vers quelque chose de très parcimonieux. Me rendre sur les tournages, rentrer, travailler sur d’autres projets en parallèle dans le temps qui m’est laissé. Faire un film dans l’année, en soi. 

L’O: Justement, quelle place ce fameux cinéma prend-il dans ta vie aujourd’hui, même si l’on imagine aisément que ce n’est pas rien ? 

RQ:  Lorsque je fais un film, je m’y investis véritablement à 800 000%. C’est toute ma vie. Pour te dire la vérité, je sacrifie beaucoup de choses pour lui. Mon entourage en est témoin, et je ne parle pas de mes relations personnelles. 

L’O: À ce point ? 

RQ:  Je suis une sorte de boulimique. Le weekend, quand j’ai du temps, je vais aller au cinéma à 11 heures et en ressortir après 1 heure du matin. J’y reste jusqu’à la séance de minuit. Ça pose donc quelques petites problématiques dans l’équilibre de ma vie... Je dois peut-être en trouver une nouvelle balance – c’est un défi. 

L’O: Tu dirais qu’il y a eu un avant et un après Yannick – l’avant dernier film de Quentin Dupieux – ou tout a commencé plus en amont ?

RQ: En amont, oui. Disons qu’il y a une année où j’enchaînais les tournages de manière extrême. J’en finissais un le vendredi, rentrais à Paris et repartais pour un autre le lundi. Ce n’était pas toujours prévu, on m’appelait au dernier moment car un acteur avait un empêchement, j’allais rencontrer les réalisateurs et nous partions sur le plateau deux jours plus tard.  

tree tree trunk pants shoe vegetation adult male man person jungle
Bijoux CARTIER, Chemise, pantalon et chaussures DIOR
finger hand person photography accessories firearm jewelry ring face portrait
Bijoux CARTIER, Veste DIOR, Moto YAMAHA

L’O: Ces films-là, tu les aimais tous ? 

RQ: Oui, tous – un par un – mais j’ai justement compris qu’on ne pouvait pas faire tout ce que l’on aime. Sinon, on a vraiment plus de temps, sans parler de la forme physique que l’on pousse à bout. Il y a les tournages, mais il y a aussi tout ce qu’il y a autour, la promotion, etc. Je ne m’en plains pas, j’adore ça – et même un peu trop. J’estime aussi que voir des films fait partie de mon travail, d’une certaine façon. J’en regarde énormément, même si pour moi c’est avant tout une passion, et ne pas avoir à regarder sa montre est évidemment le plus grand des luxes. 

L’O: Ce n’est absolument pas pour regarder les choses par un prisme négatif, mais cela m’intéresse : dirais-tu qu’une des facettes de ce métier te pose plus de problème que d’autres ?

RQ: Quelque chose est paradoxal, c’est vrai, qui est lié aux rencontres que l’on est amené à faire. Toutes ces arènes différentes, c’est une des plus grandes richesses, et ça, je dirais que cela peut causer l’instabilité. Parce que l’on voyage beaucoup, que l’on rencontre constamment de nouvelles personnes, on crée énormément de liens et, parfois, il est juste matériellement impossible d’avoir le temps suffisant pour s’investir pleinement. De nourrir de façon adéquate et convenable chacune des relations telle que l’on voudrait les alimenter. Les gens me régalent, sincèrement, et c’est parfois un peu frustrant de ne pouvoir se poser plus longuement.   

L’O: Je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant avec la façon dont tu prends la parole dans les médias. Est-ce quelque chose vers lequel tu vas naturellement ? 

RQ: Je pense qu’il faut préciser et rendre plus efficaces les prises de paroles sans se disperser et devenir un peu agaçant. Tout ce qui est réseaux sociaux, ce n’est pas mon truc – je n’ai pas la mécanique mentale. Pour être honnête, peu importe qui l’on est, je pense qu’à un moment donné on saoule les gens à trop s’exposer. Ils en viennent à trop te connaître. Par contre, au même titre que le cinéma, un endroit existe où l’on peut promouvoir les œuvres et soi-même sans être dans l’exagération narcissique. Il faut être plus sharp, plus tranchant – exploiter au mieux le temps qui nous est donné.  

L’O: De l’extérieur, quelque chose qui te définirait assez bien est une forme de liberté singulière. Dans ta manière de jouer, de t’exprimer bien sûr, et surtout d’être toi-même. Est-ce que tu crois que cette liberté, à un moment, peut t’enfermer dans quelque chose contre ton gré ? 

RQ: Là où tu as raison, c’est qu’à force de parler, comme je le disais, on devient vite saoulant. Moi, je sais que je m’agite quand j’interviens, c’est ma manière d’être, je plaisante aussi, et certains le reçoivent mal, dans le sens où c’est peut-être un peu trop brut et que l’on va dire « il en fait trop ». En fait, c’est juste que je suis comme ça dans la vie. Aussi, le propre des médias et de représenter ton « toi », oui, mais ton « toi » agissant. Ce que l’on est dans les médias n’est qu’une part de nous-mêmes, cela va de soi. Celui que l’on présente n’est pas forcément le reflet de ce qui fait la complexité de notre âme. En vérité, je suis quelqu’un de très à l’écoute. 

L’O: Comment est-ce que tu la définirais, toi, cette liberté dont nous parlions ? 

RQ: Ça, c’est assez intéressant car il n’y a pas de réponse, évidemment. À partir du moment où tu agis sans calcul, on te la renvoie vite au visage. Il y a quelque chose dans cela de très troublant, car les gens aiment voir cette liberté chez quelqu’un, mais ce n’est pas tout. J’ai compris quelque chose avec Jim Carey dont je suis un grand admirateur : il expliquait qu’au début de sa carrière, lorsqu’il faisait des one-man-shows, il s’enregistrait et réécoutait tout pour trouver les failles et s’améliorer. Il cherchait constamment à affiner son art pour le rendre plus efficace. En fait et de son propre aveu, il était omnibulé par un questionnement, celui-ci : qu’est-ce que le public veut de moi ? Qu’est-ce qu’ils attendent que je devienne ?
Cette question est fondamentale, car lorsque l’on se confronte au regard de l’autre, une part de nous se conforme aux attentes, même si tu restes motivé par une puissance racinaire qui vient de ton expérience personnelle.

L’O: Tu veux dire que la liberté de l’acteur se modifie sous le regard du spectateur ? 

RQ: C’est-à-dire que le public aime que l’on soit libre, mais que lorsque nous le sommes vraiment, on va avoir tôt fait de le reprocher. La liberté peut, je dis bien peut, rimer avec transgression. Cela peut vite passer pour un non-respect des convenances. Comme chacun réfrène quelque peu ses pensées, son humour, ou en tout cas s’adapte en permanence à l’autre dans la vie de tous les jours – que l’on doit mettre un couvercle sur qui nous sommes –, le cinéma semble l’opposé de ces freins. Si le public apprécie autant le travail des artistes, c’est qu’il s’agit d’une sorte de liberté par procuration, si je puis dire. 

L’O: Pour revenir au questionnement de Jim Carrey, comment est-ce que tu traites donc ce qu’attend le public de toi ?  

RQ: Il a dit avoir eu un jour ce déclic, avoir compris ce que les gens attendaient de lui : qu’il soit Monsieur sans soucis. Si le gars est sur scène, en gros, on s’en fout que sa grand-mère soit malade, que sa mère ait fait un AVC, que son entourage aille mal, qu’il soit en rupture amoureuse ou qu’il ne soit pas satisfait de sa vie. On veut voir quelqu’un qui n’a pas de problème, qui est en train de créer ce personnage qui fait tout valdinguer comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, tu vois ce que je veux dire ?   

L’O: Je vois, oui – il est vrai que l’image lui convient bien.

RQ: En tant que spectateur, quand je vois ça je suis vraiment aspiré par ce que le gars est en train de faire. Il est habité, mais c’est comme en amour : quand l’autre ne se préoccupe pas de savoir si tu vas l’aimer ou pas, tu l’aimes d’autant plus, c’est un phénomène automatique. D’une certaine manière, il en va de même avec le jeu.

sunglasses finger person adult male man coat portrait jacket motorcycle
Lunettes, montre, bijoux CARTIER Veste, chemise, pantalon DIOR, Moto YAMAHA
tree person sitting shoe pants coat cliff adult male man
Bijoux, lunettes CARTIER Chemise, pantalon et chaussures DIOR

L’O: Tu es l’affiche du Deuxième acte, de Quentin Dupieux. Le film a fait parler de lui avant même sa projection, car le mystère flottait quelque peu sur son sujet. Comment est-ce que tu le décrirais ? 

RQ: Contrairement à ce que l’on a pu en dire, le film n’est pas une salade gratuite de polémiques. C’est une œuvre qui parle de beaucoup de choses, mais je trouve que son vrai sujet est celui-ci : quelle est la réalité, quelle est la fiction ? Comment les sciences et les révolutions numériques viennent perturber l’appréciation des deux ? 

L’O: Quelque chose où la vérité et le mensonge seraient entremêlés ? 

RQ: Voilà, exactement. Mais le film parle aussi du fait que la fiction est paradoxalement peut-être le bon refuge. Peut-être vaut-il mieux se réfugier dans son imaginaire et tenter de voguer comme on l’entend. Quand bien même c’est une illusion, si tu as l’illusion d’être heureux, tu l’es d’une certaine façon.

L’O: Contrairement à ce que l’on a dit, les acteurs n’y jouent pas leur propre rôle ? 

RQ: Non. Quentin a écrit pour des acteurs, certes, mais il a dessiné des trajectoires personnelles qui contiennent beaucoup plus que ce que nous sommes. Dans le film, certains représentent le côté vil de l’acteur : ils sont mauvais, ou ont en tout cas une appétence pour le conflit, la bassesse, la petitesse, bref toutes les petites batailles de vanités qui sont omniprésentes dans le scénario. C’est accentué bien sûr, car il y a dans le cinéma des gars sympas avec qui tu peux discuter, qui t’apprennent des choses et avec qui tu t’élèves spirituellement.  

sunglasses person photography portrait coat jacket sweater adult male man
Manteau et pull DIOR, Lunettes & boucles d’oreilles CARTIER
coat jacket adult male man person long sleeve face portrait sweater
Veste & pantalon DIOR boucles d’oreilles CARTIER

L’O: Tu dirais que c’est un film qui joue tout de même quelque peu avec la subversion ?

RQ: Sur certains points peut-être, par exemple sur le fait que la question de la censure y est abordée. Mon personnage en l’occurrence ne fait que jouer avec cette limite-là. Mais en même temps, je pense que l’art existe justement comme une sorte de bastion de la liberté. Il est là pour interroger les frontières du bien, du mal, du juste, de l’injuste, de ce que l’on a le droit de faire ou pas – d’apporter un nouvel éclairage sur ces interdits pour offrir une réflexion, quitte à s’affranchir de certaines règles.  

L’O: Sur cela nous sommes absolument d’accord. 

RQ: Après, pour connaître intimement Quentin, je sais qu’il n’y a aucune volonté de transmettre un message, mais plutôt de divertir en riant de travers. Son regard est vraiment affûté, et construit d’une manière si intelligente que cela fait réfléchir en plus de faire rire – c’est donc en vérité le cocktail parfait. Voilà : plutôt que de se mettre en colère et d’aller la déverser dans les médias sous une forme médiocre, lui l’a converti en lumières par une œuvre d’art.  

L’O: Pour terminer, tu dirais que tu as un rapport privilégié avec son cinéma ? 

RQ: Privilégié, non, mais disons que j’étais déjà fan avant de le connaître. Sans rire, c’est un artiste chez qui j’admire tout. Vincent Lindon a dit cette phrase hier : « ne pas oublier que l’artiste dort dans le corps de l’homme ». J’ai trouvé ça très juste. Et bien, chez Quentin, même l’humanité est magnifique. Indépendance, marginalité, liberté, on peut dire ce que l’on veut de lui. C’est simplement quelqu’un d’intransigeant avec le propos qu’il veut tenir, et c’est parfait comme cela.

Photographie par: Pierre-Ange Carlotti 

Stylisme: Elena Mottola

Grooming: Marc Orsatelli AGENCE AURELIEN PARIS SHOOT 

Retouches: PHENOMENA.PHOTOS

Remerciements: Jennifer Eymère, Lisa Ribet et Pascale Savary 

Location: Green Galaxie

publication adult male man person face head book formal wear magazine

Tags

Recommandé pour vous