Singapour, reine de la street food
Feu le chef américain Anthony Bourdain disait qu’aucun endroit au monde n’est plus obsédé par la nourriture que Singapour. Pourtant, dans cette cité-État de 700 km2 (soit la surface consacrée au vin bio en France ou à peine moins que Paris et la petite couronne réunies), où un tiers du territoire est couvert de verdure, il n’y a pas grand-chose de comestible : 90 % de la matière première est importée. À Singapour, deuxième pays le plus dense en population au monde, presque pas d’élevage ni d’agriculture, hormis quelques fermes urbaines qui font surtout pousser des plantes aromatiques et des fleurs comestibles, en permaculture ou hors sol, grâce à l’hydroponie. Tout le reste vient de Malaisie, d’Indonésie, voire du Japon pour les viandes et poissons destinés aux restaurants gastronomiques. Au marché, point d’étiquette indiquant la provenance du bok choy ou des fleurs de gingembre, seuls les fruits et légumes sous blisters mentionnent leurs origines exotiques : fraises américaines, prunes turques... Rien qui ne puisse choquer le touriste français à qui l’on vend, depuis une quinzaine d’années, des poires sud-africaines au supermarché.
FOOD CENTRES À CIEL OUVERT
On le comprend donc rapidement, ce qui fait la force culinaire de Singapour, ce n’est pas son terroir, mais bien sa situation, au carrefour des routes commerciales de l’Asie du Sud-Est. Avec quatre langues officielles (anglais, mandarin, malais et tamoul, sans oublier le singlish, un créole qui mêle anglais, malais et mandarin) et une population venue de Chine, de Malaisie et d’Inde, le seul dénominateur commun de l’île, c’est sa bouffe, qui reflète comme nulle part ailleurs l’histoire du pays. Le mot “melting pot” semble avoir été inventé pour décrire la gastronomie singapourienne, qui a lancé la fusion food bien avant que le premier chef français ne pose un doigt de pied en Chine et décide de farcir des jiaozi (ravioli) de homard breton.
La ville la plus chère au monde (à égalité avec Hongkong et Paris), indépendante depuis 1965, est un paradis culinaire où l’on peut débour- ser 300 euros pour un dîner gastro ou se baffrer de spécialités locales pour moins de cinq euros, dans des food centres (ou hawkers centres) climatisés ou à ciel ouvert. Car à Singapour, il n’y a pas de street food à proprement parler. Enfin, il n’y en a plus. Dans les années 1800, les marchands ambulants, appelés hawkers, cuisinent chez eux et s’ins- tallent dans les rues de Singapour pour vendre leurs produits. Après la Seconde Guerre mondiale, leur nombre explose, au point de gêner le trafic routier et de devenir une menace pour la santé publique. À partir des années 70, le gouvernement reloge donc ces hawkers dans des halles plus ou moins couvertes, afin de réguler la profession, centraliser l’offre et améliorer les conditions d’hygiène. Les Singapouriens de tous âges et toutes catégories socio-professionnelles s’y rendent pour manger façon self-service, en famille, entre amis ou en solo : on commande ce qui nous titille les papilles parmi les dizaines de stands ouverts, on apporte son plateau à table et, quand on a fini, on le range. Les plus filous poseront un paquet de mouchoirs sur un siège – voire une table – pour le réserver (“chope”, comme on dit là-bas).
À Singapour, il y a plus de 100 hawkers centres et 6 000 échoppes ouvertes très tôt le matin jusque tard dans la nuit – mais souvent fermées le lundi, en même temps que le wet market, le marché des denrées périssables. Bien que le gouvernement singapourien compte ouvrir 20 food centres de plus d’ici 2027, soit 800 stands supplémentaires, la hawker culture, garante de l’héritage culinaire singapourien, est pourtant menacée d’extinction. Et pour cause : les échoppes sont tenues par des Singapouriens de la deuxième génération, avec une moyenne d’âge de 59 ans, contre 43 ans pour le reste de la population active. Quand ce n’est pas eux qui refusent que leurs enfants prennent la suite et dépensent une fortune en tuteurs pour leur garantir une meilleure situation, c’est cette troisième génération elle-même qui ne se voit pas suer dix à douze heures par jour dans une minuscule cuisine sans cli- matisation pour un salaire médiocre. Aujourd’hui, la moitié des stands est subventionnée par l’État, et les hawkers installés depuis longtemps payent en moyenne 200 dollars singapouriens pour un stand qui sans ça leur reviendrait à 1 250 dollars. Grâce à ces aides, les anciens ont pu continuer à vendre leurs plats trois-quatre dollars singapouriens. Le gouvernement a bien mis en place des réductions de loyer pour les apprentis hawkers, mais celles-ci ne durent que six mois. Sans compter les matières premières : elles représentent désormais la moitié des coûts d’exploitation, qui eux-mêmes augmentent chaque année. Cerise sur le cendol (dessert traditionnel) : pour les Singapouriens, habitués depuis toujours à des prix bas, difficile d’envisager dépenser un ou deux dollars de plus pour un simple chicken rice.
HAWKERS EN DANGER ET ÉCHOPPES ÉTOILÉES
Le danger de voir disparaître cet emblème du patrimoine gastronomique singapourien est tel qu’un Hawker Centre 3.0 Committee a été créé en janvier 2016 afin de trouver des solutions pour sauver les hawkers. Coïncidence? La même année, deux échoppes décrochaient pour la première fois une étoile Michelin: Hill Street Tai Hwa Pork Noodle et Hong Kong Soya Sauce Chicken Rice & Noodle. En mars dernier, Singapour a également déposé un dossier pour faire entrer en 2020 sa culture hawker au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco, où figurent déjà le repas gastronomique des Français, l’art du pizzaiolo napolitain ou le café arabe. Et au mois d’avril, David Gelb (le créateur de “Chef’s Table”), faisait saliver les gourmets du monde entier en consacrant un épisode de sa nouvelle série docu, “Street Food” à ces restaurateurs singuliers.
Tout s’accélère donc pour sauver les hawkers et leurs recettes ancestrales – que d’autres menaces guettent par ailleurs. Car à la différence d’un food court classique, comme il en existe dans les centres commerciaux américains depuis la fin des années 60 – et de plus en plus dans les capitales européennes (Station F à Paris, Time Out Market à Lisbonne, Dinerama à Londres...) –, les hawkers centres du Sud-Est asiatique ne vendent que des plats traditionnels. Aucune chance de voir se côtoyer, à Singapour ou Kuala Lumpur, brochettes de poulet satay et pizze margherita... C’est pourtant ce que redoutent certains face à la modernisation des food centres, qui cherchent à retenir des jeunes dont les options pour manger dehors sont désormais pléthoriques, et qui préfèrent les restos branchés aux food centres à l’ancienne. Le tourisme culinaire, en plein essor, cristallise lui aussi les angoisses: on craint qu’il ne dilue la cuisine traditionnelle, et que la scène locale ne cède à la tendance Mod-Sin (“modern singaporean cuisine”) pour ménager les palais occidentaux et flatter les Instagram des jeunes foo- dies en quête de modernité. La tradition soluble dans la photogénie? On espère que non.
PETIT GUIDE À L’USAGE DES GOURMETS
Sur place, si vous n’êtes là que pour quelques heures avant de reprendre l’avion, ne la jouez pas perso et commandez un peu de tout – en gardant à l’esprit que l’on vous sert de belles portions, pas des tapas. Le chicken rice, un poulet poché servi avec son riz cuit dans le bouillon de l’animal, est LE plat national. Mais n’oubliez pas de goûter au fameux laksa (une soupe de nouilles épicée au lait de coco, parfumée à la crevette et servie avec fruits de mer et fish cakes), sans oublier le nasi lemak (du riz infusé au lait de coco et servi avec divers condiments), le carrot cake (un gâteau de radis blancs cuit vapeur, coupé en cubes et frit avec des œufs), le fameux chilli crab accompagné de ses mantou (petits pains moelleux frits ou cuits à la vapeur), un rojak (mélange de fruits et légumes divers, beignets de tofu, recouverts d’une sauce brune à la pâte de crevette, sucre, piment et citron vert, saupoudré de cacahuètes pilées) ou encore une omelette croustillante aux huîtres. En dessert, ne partez pas sans avoir goûté aux putu piring, des gâteaux de riz vapeur au sucre de palme et coco râpée dont vous rêverez la nuit. Et pour le petit-déj’, testez le kaya toast, des tranches de pain de mie grillées tartinées de kaya (une confiture de lait de coco aux œuf), agrémentés de beurre et à tremper dans des œufs encore baveux. Côté boisson, le jus de sucre de canne est un must. Les food centres sont disséminés un peu partout dans la ville, en voici quelques-uns qui valent qu’on s’y attarde :
Le Maxwell Food Centre
Le Lau Pa Sat (bâti au xixe siècle, monument national depuis 1973) Le Tiong Bahru Market and Food Centre
Le Tekka Centre (au cœur de Little India)
Le Adam Road Food Centre
Le Newton Food Centre
Le Chinatown Complex Food Centre