Rencontre avec Rebecca Marder, espoir du théâtre et du cinéma français
Photographie par Maxwell Granger
Stylisme par Jennifer Eymère
On avait rendez-vous, Rebecca Marder et moi, quelque part en bas de chez elle, dans le 11e arrondissement. Un square, quelque part. Elle venait d’aménager. La veille, j’avais tenté d’ironiser sur son emploi du mot tardif quant à un message reçu à 23 heures. Je ne connaissais pas de café précis, moi non plus, et j’étais en avance. J’ai marché un peu dans le parc, comme quelqu’un qui va sans but, poussant l’oisiveté jusqu’à lire les panneaux Histoire de Paris. J’apprenais que le square se tenait à l’emplacement des anciens abattoirs de Ménilmontant. Voilà, c’est presque à ce moment précis que j’aperçus Rebecca s’approcher. Elle portait un long sourire dans un jean quasi-clair, de légers talons et ce genre de chignon, érudit qui a l’air d’envoyer le monde se mêler de ce qui le regarde. En faisant quelques recherches, j’avais déjà remarqué ce trait chez Rebecca. Cela frappe tout de suite : lorsqu’elle parle d’elle, c’est surtout les autres qu’elle invoque. Beaucoup de noms, et l’ardeur en les prononçant. Quelque chose d’organique. Lié à autrui. C’est un mot fourre-tout, organique. Cela définit la vie – son intérieur. Lorsque Rebecca Marder explique se souvenir avoir voulu, plus jeune, être bouchère, les choses prennent un certain sens. Le sang peut-être. La viande. Elle explique avoir aimé toucher la viande. Bizarre dit-elle, surtout à notre époque. C’est une confession qui dans son étrangeté soudain devient séduisante, pensais-je. Puis il y eut la tentation des plantes. Fleuriste. Les organismes encore, leur destin éphémère, plié, qu’elle relie volontiers à celui d’un tournage. Bien sûr l’expérience est unique. La première fois, c’était à 5 ans. Puis chaque été, plus tard. Tout un vocabulaire de l’interrogation se déploie ici: la chance, le destin – qui sait. La volonté de ne vouloir faire que ça. Une forme de hasard bien habillé. L’écran. Les plateaux qui vous embarquent dans leur grande farandole pendant un mois ou deux. Parfois six. Puis le monde se renverse et les équipes se séparent. Rentrent chez elles. Plus rien ne vous appartient, au fond, et je pense à une définition de la beauté qui me paraît exacte : une quête de l’insaisissable, un éclair disparu – le refus de ce qui dure. C’est peut-être cela, jouer: une électricité blanche – cette élégance que l’on déplace. Elle-même confesse que, d’une certaine manière, au fil des représentations celles-ci s’autodétruisent. Elle parle du trac, et des demi-évanouissements. J’ai beau m’être toujours méfié du mot transe, j’accepte cette fois d’y croire. J’accepte et je l’observe allumer sa cigarette dans la lumière trop lourde, cette lumière flasque d’été qui promène sa lenteur.
Mes questions se résument à des comment, pourquoi. Elles prennent forme dans leur silence. Rebecca répond vite, dit se sentir enfin utile lorsqu’elle joue – être galvanisée. Elle parle aussi du contrôle de son corps comme d’une nécessité pour s’inscrire dans le moment. Pour un novice, ce sont des flammes, ces mots. On y perçoit le bleu dans lequel jeter les interrogations. Il est toujours agréable de se laisser séduire par un lexique qui ne nous appartient pas. Il faut écouter sans vouloir y résoudre les équations et les nœuds. Laisser flotter les phrases devant vous, là, et s’y livrer comme dans une aventure d’enfance.
Maintenant ses yeux suivent les acrobaties de son langage. Il y a les accélérations et les respirations. Le père compositeur et la mère journaliste. Ses souvenirs de spectatrice, ceux qui forgent. Les livres, russes, ceux qui bouleversent. Une fascination pour la prise en main des destins, ce contrôle de la vie malgré les folies d’exister. Ce passé est proche, celui de ses 20 ans. Là, le saut en parachute de la Comédie française. La charge sur les épaules et l’oxygène qui bâcle son travail. Ce poids qui a cédé sur vous, alors que tout reste encore à faire. Quinze mois de tournée, les chambres d’hôtel monochromes et leur télévision qui lèche l’intimité. Les salles combles et celles vides, parfois, sabotées par l’ouverture d’un supermarché voisin. Le “Français” intrigue, comme ils appellent leur maison mère. C’est une tour Eiffel qui enjambe la Seine pour entrer dans un costume. À la Comédie Française, on se sent au début comme le spectre de soi-même, dit-elle. Il y a ce monde fantasmé d’apparitions et de pénombre, de longs couloirs cachés des vivants. Au Palais-Royal, c’est sur leurs salles secrètes que vous marchez. Souterraines. Et puis le jeu des bêtes. Des acteurs surdoués. L’air rouge et le velours des drames. Je comprends qu’il y a de quoi déjà remplir une vie. Mais à côté l’amour bien entendu et, chaque soir ou presque, quelqu’un que vous connaissez pour venir vous voir, avec qui il faut partager un verre. Ce café où nous sommes sert dans des verres en plastique. C’est un établissement à usage unique. Ceux dans lesquels nous nous rendons une fois, par hasard, comme aujourd’hui. Puis plus jamais. Il y a Rebecca devant moi et son solfège autour de nous. J’écoute avec précision. Les études sincères mais grincheuses. L’hypokhâgne qui dit privilégier le sérieux, la théorie. Ces professeurs miraculeux, ceux qui ouvrent devant vous les brèches. Certains autres, idiots, que tout le monde a déjà croisés. Après une absence pour tourner, un jour, l’un d’eux demande si elle veut inscrire son nom au dos de sa chaise. Certains appellent cela goutte d’eau. Je nomme cela carnage. Par-dessus notre table c’est toute une histoire intérieure qui est en mouvement. Des mémoires isolées et tendres, celle de sa mère qui refuse de signer les autorisations pour comédiens mineurs. Ces cours que l’on sèche, adolescent, pour aller grignoter des rêves au fond des cinémas. C’est dans le dérisoire que s’inscrivent les traces. Dans ce qui n’a pas d’utilité. Parler de la jeunesse, au fond, abrite toujours son lot d’obscurité. Comme si en elle était déjà inscrit, de manière irréversible, chaque instant à venir. Rien n’y est soudé, pourtant, sinon quelques souvenirs qui s’y roulent sur eux-mêmes. La sienne elle en parle comme d’une chance. L’odeur souple du bonheur. Celle d’avoir été menée au théâtre tôt, enfant dit-elle, à cet âge où l’on peut s’ennuyer devant une pièce, s’endormir et transformer le présent en berceuse. Croyez-le ou non, à la table voisine un acteur de sa troupe se lève pour saluer Rebecca. Le Français traque. J’imagine ce chapelet de comédiens, cinquante-six au nombre, tous liés par des tragédies et des drames communs qui ne sont pas les leurs. Il y a du beau, là-dedans. Dans les yeux de Rebecca, il y a cette émotion lorsqu’elle en parle. Des autres, encore. Simone Veil, à l’écran l’année prochaine dans le film d’Olivier Dahan, qu’elle incarne de ses 15 à ses 37 ans. Traverser une vie. Les prothèses de vieillissement, les rides factices et le temps saboté. Cela sonne comme un jeu d’enfant, de ceux que l’on jalouse dans la cour de récréation. Mais le temps long je demandais, le temps long existe-t-il? Soudain voici que nous parlons de coquelicots, de la naissance de ceux-ci. Moi aussi, je m’étais étonné de l’éclosion des saisons, alors enfermé comme tous – confiné. On ne salue jamais assez le vent d’apporter ses nouvelles couleurs. Nous discutons de l’importance de l’ennui. Des jours sans fin, parfois visqueux, que chacun a vécu. Voilà sur quoi nous nous sommes quittés, au bout de la rue de ce café dont je ne veux pas retenir le nom. Je pensais aux journées sans but qu’elle disait avoir aimées, que j’aime aussi, et partais à pied. J’espérais peut-être apprendre, au fond, qu’ailleurs aussi des fleurs poussent sur des abattoirs. Que les rideaux s’ouvrent et se ferment, que voulez-vous, à chaque instant devant nos pas
Rebecca Marder sera bientôt au cinéma à l’affiche de “Seize Printemps” de Suzanne Lindon (9 décembre), de “Simone, le Voyage du siècle” d’Oliver Dahan (2021) et du prochain film de Sandrine Kiberlain. Au théâtre, elle sera à l’affiche de “Le Côté de Guermantes” au Théâtre Marigny, mise en scène de Christophe Honoré (30 sept-15 nov) et de “Les Serge (Gainsbourg Point Barre)” au Studio Marigny (25 nov-3 janv)
Makeup Sandrine Cano Bock using @chanelbeuaty
Hairstylist Ludovic Bordas
Photographer Assistant Benjamin Bill
Assistant styliste Kenzia Bengel de Vaulx
Assistante photo Benjamin Bill