L'Officiel : Né d'un père italien et d'une mère haïtienne, vous êtes une designer autodidacte dont le métissage est une philosophie, presque un style et un mode de vie. Pouvez-vous nous raconter votre histoire ?
Stella Jean : Tout d’abord, je suis rentrée dans l’univers de la mode comme mannequin. La première fois que j'ai mis les pieds dans le studio d'un créateur, j'ai su que j'étais dans mon élément. C'était le bon endroit, mais pas la bonne façon d'y être.
Je dois beaucoup à une couturière italienne excentrique qui a su traduire les tissus que je drapais sur moi-même ou sur un mannequin d’atelier, car je n’ai jamais fait de croquis. C’est donc ainsi que j'ai donc commencé à expérimenter mes toutes premières collections.
Un jour, en feuilletant Vogue italien, je suis tombée sur une publicité appelant à participer au concours de jeunes créateurs -Who's On Next ?-. Pleine d'excitation, j'ai soumis ma candidature mais elle a été rejeté. J’ai retenté ma chance l’année d’après, et là encore, j’ai été rejeté.
Depuis ce jour, la ténacité est mon point fort. J'ai toujours pensé qu'il n'existe aucun mur qui ne puisse être franchi. Je me suis donc présenté une troisième fois et j’ai fait la connaissance de , Simonetta Gianfelici, l’une des dénicheuse de talents du concours qui m’a dit concours : « nous comprenons que vous ne manquez pas de ténacité et d'obstination, mais si vous souhaitez vraiment vous présenter à nouveau, essayez d'apporter quelque chose qui soit à vous et seulement à vous cette fois-ci, quelque chose d'unique. Cela ne veut pas dire que vous ne serez pas rejeté à nouveau, mais si vous l'êtes, au moins vous l'aurez été avec une histoire qui n'appartient qu'à vous ».
A ce moment précis, j'ai donc décidé de partager dans mes collections ce que j’avais toujours considéré comme les aspects les plus faibles et les plus vulnérables de mon histoire. J'ai fusionné des tissus wax, qui représentaient mes racines noires haïtiennes. Haiti est la première République noire du monde, auquel j’ai mélangé la précision de la confection italienne traditionnelle. J'ai inclus les chemises à rayures de mon père. Ainsi mes collections se sont mis à raconter ma famille.
Cette collection que j’ai présenté à) l’occasion de ce concours a été salué par l'ancien rédacteur en chef de Vogue italien, Suzy Menkes et de nombreux autres membres du jury de mode. Ce jour-là a changé ma vie. Depuis ce jour, mon talon d'Achille est devenu ma force et m’a permis de me lancer
L'Officiel : Vous travaillez à Rome, défiler à Milan et fabriquez entre Port-au-Prince et le Burkina Faso, votre mode est une invitation au voyage ?
Stella Jean : Il s'agit surtout de ne pas fermer sa porte à clé, c’est une façon de faire confiance aux autres. C’est ainsi que cela se passait autrefois dans les petits villages italiens.
Enfant, je rêvais, entre autres, d'être journaliste ou diplomate mais si je regarde le chemin qu’a emprunté ma vie, il m’a emmené exactement là ou je voulais aller. Je dis cela parce que je crois qu'à travers ma vision du multiculturalisme appliqué à la mode et de l'unification des deux concepts pour n'en faire qu'un, j'ai également réalisé ces rêves d'enfant. D'une part, chacune de mes collections est liée à une narration des pays que j'ai eu le plaisir de visiter et avec lesquels j'ai coopéré. D'autre part, chacune de nos missions du Laboratorio delle Nazioni , correspond à une coopération fonctionnelle au développement international. Des alliés doubles sont créés dans cette dynamique, et les deux parties, en fin de compte, sont transformées par le processus de la mode. Reconnaître le potentiel de la mode elle-même, lorsqu'elle est comprise comme une activité culturelle, permet de créer de réelles opportunités de travail décent pour les hommes et les femmes du monde entier.
L'un des proverbes qui, à mon avis, explique le mieux le multiculturalisme est le suivant : les empires qui s'écroulent construisent des murs, les empires qui progressent et évoluent construisent des ponts. C'est le devoir d'un dialogue de continuité que nous avons envers les générations qui nous ont précédés et celles qui nous suivront.
L’Officiel : Vous avez lancé votre marque en 2012, il y a dix ans, comment la mode a-t-elle évolué ?
Stella Jean : 2020 a définitivement été le tournant d’une prise de conscience mondiale. Le plus grand mouvement de l'histoire pour les droits sociaux a finalement et heureusement touché aussi la mode. La diversité est enfin devenu un enjeu capital.
Nous devons être très sincères et reconnaissants de l'impulsion donnée par les États-Unis. En Italie, nous sommes descendus sur les places et avons demandé à la société mondiale de s'arrêter, de nous regarder droit dans les yeux et de nous écouter pour la toute première fois. Devons-nous nous permettre de demander combien de grandes marques italiennes qui ont fait de belles promesses de changement révolutionnaire sont descendues manifester sur les piazzas avec nous ? Combien de ces champions de la diversité ont utilisé leur propre influence et leurs plateformes pour soutenir les talents noirs du Made in Italy, qui luttent dans leur propre pays, juste à leur porte ?
Entant que créateur, je pense que nous avons le droit d’avoir le choix de raconter ou non notre histoire personnelle dans notre travail. Nous avons l'immense chance de faire un travail créatif, ce qui devrait nous accorder la droit de nous exprimer comme bon nous semble. Dans mon cas, j'ai commencé mon voyage avec un profond attachement à mes propres racines, et un besoin personnel de raconter l'histoire des deux côtés de mes origines.
Stella Jean : Cet exercice prend tout son sens lorsqu'il existe des bases communes ; il faut absolument qu'il y ait un dénominateur commun au point de départ. Cela permet de réaliser un travail cohérent et sans angoisse. De même, il est important que les deux ADN soient faciles à distinguer. je représente le fruit d'une fusion, collaborer est donc spontané chez moi.
L'Officiel: Qui est la femme Stella Jean by Desigual ?
Stella Jean: Elle peut être qui elle veut, je n’aime pas cataloguer les gens. Penser que les femmes qui choisissent de s’habiller avec cette collection, ont des points communs, serait paradoxal pour ma part. Heureusement, il n'existe pas encore d'algorithmes capables de définir ou de prédire ce genre de résultat.
L'Officiel: Quel est le moodboard de cette collection?
Stella Jean : En réalité, je ne pars jamais d'un moodboard. Je commence plutôt par des histoires, celles de mon enfance mais aussi celles que me racontent les artisans venus du monde entier avec qui je collabore. Le point de départ de cette collection est Haïti et celui d'arrivée est Barcelone, et ce qui est au milieu est de la plus haute importance puisque c’est précisément à cette endroit que se trouve le passage incessant d'un continent à l'autre. Nous avons donné une voix à l'indicible Haïti, à travers l'architecture fascinante des maisons en pain d'épice, mélangée à du naïf. Un petit panier tressé a fait naître dans mon esprit le souvenir d'un de mes premiers jeux d'enfant. C'est à travers ce souvenir que j'ai pu recréer cet objet artisanal, Nous avons rendu hommage à Barcelone à travers les mosaïques en céramique créées par Gaudi dans le Parc Güell, et nous avons insufflé une touche de philosophie japonaise, car la technique du Kintsugi est en soi un sommet de philosophie, avant même d'être considérée comme une manipulation artisanale. Pour nous, cette mosaïque est l'une des plus représentatives de la collection, car elle réunit le sens originel de Desigual. Je dois dire que ce qui m'a le plus frappé, c'est le fait qu'en des temps insoupçonnés et, surtout, en gardant une distance importante avec l'opportunisme des médias et des tendances, cet exemple d'excellence espagnole est né précisément d'un concept d'upcycling. Il a d'abord été appliqué au jean, puis il a été utilisé sur divers autres tissus, créant ainsi l'une des premières dynamiques d'"upcycling", ou économie circulaire des vêtements, dans l'industrie mondiale de la mode. C'était en 1983. J'ai été et je reste extrêmement impressionné par la vision progressiste et audacieuse de M. Meyer, et par la manière dont il l'a appliquée à cette licorne inattendue de la mode.
L'Officiel: Nous avons lu à votre sujet que vous êtes une femme engagée. Au-delà de l'écologie, quelle est la cause qui vous tient à cœur ?
Stella Jean: Il est important pour moi que les artisans puissent compter sur un partenaire qui respecte leurs connaissances et leur talent, et qu'au final, lorsqu'ils partagent leurs compétences dans notre dynamique de travail, le processus se transforme en un instrument : la mode.
Il s'agit d'un exemple extraordinaire de coopération humaine, qui a été rendu possible par la création d'un "laboratoire des nations" virtuel. Dans ce laboratoire, les compétences artisanales traditionnelles d'artistes résidant dans des pays à faible revenu fusionnent et combinent leurs forces avec celles d'artistes italiens et, malgré la distance de plusieurs milliers de kilomètres, des dizaines de femmes ont travaillé ensemble avec l'objectif commun et la détermination de prendre soin et de préserver les patrimoines culturels mondiaux menacés. Il s'agit d'une reconnaissance du potentiel de la mode en tant qu'activité culturelle, une activité qui a la capacité de fournir des opportunités significatives de travail décent pour les hommes et les femmes du monde entier.
