Quand Perrotin déroule le spleen de Mr.
L’OFFICIEL ART : Vous avez été formé aux Beaux-Arts de Tokyo : comment les techniques et les motifs traditionnels innervent-ils votre vision et votre pratique ?
MR : J’ai suivi l’enseignement de la section Fine Arts, très classique. A ce titre, j’ai réalisé des exercices de fresques et de tempera, ce qui m’a été très utile pour ma pratique actuelle. Cette école m’a permis de me familiariser avec les us et coutumes artistiques européens, ainsi, nous n’utilisions que du papier vélin d’Arches. Je travaille beaucoup le papier en coton : c’est un matériau de très bonne qualité, que je frotte avec des éponges japonaises tawashi, qui sont à l'origine destinées à laver la vaisselle. Malgré cela le papier reste intact. Cette école m'a également révélé mon penchant pour l'huile. Ainsi, l'exposition révèle des dessins de différentes périodes (2009, 2010, 2012, 2018, 2019) réalisés sur des papiers de différents types (fins, très légers, plus denses...). Suivant la nature du papier, j'utilise l'encre, l'aquarelle, l'huile, le stylo...
L’exposition personnelle que vous consacre la galerie Perrotin permet d'examiner l'évolution de votre travail ces dernières années : quel regard portez-vous sur ce cheminement ?
Me trouver ici me permet d’être au milieu de l’art contemporain. En effet, nous autres Japonais, pensons être en dehors de ce cercle, destiné aux Européens et aux Américains. Car il est clair qu’il n’y a pas de marché de l’art contemporain au Japon, et c’est la raison pour laquelle les Japonais qui s’y intéressent vont le chercher ailleurs. A travers mon art, je tente d’exprimer la culture japonaise. La culture principale au Japon c’est l’animé, le manga... Donc cette culture innerve ma pratique de plasticien, sous-tendue par une formation académique. Par ailleurs, dans le passé j’ai fait beaucoup de performances dans lesquelles je me mettais en scène (en écolière, en businessman...). Cette culture populaire japonaise est très présente dans mon travail d’artiste.
L’accrochage associe des travaux anciens, avec une nouvelle série de peintures et plusieurs dessins récents : comment le choix des œuvres a-t-il été opéré dans le cadre de cette exposition ?
Les peintures et les dessins de grande taille ont été réalisés spécifiquement pour cette exposition. J’ai régulièrement dessiné dans mon atelier, puis le choix des œuvres a été fait en concertation avec une personne de la galerie Perrotin. En règle générale, plusieurs mois avant une exposition, je réfléchis à la tessiture que je souhaite, au fil directeur : c’est un travail d'échange avec la galerie qui permet de clarifier et d’affiner l’approche. C’est une sorte d’exposition en deux temps, car à l'automne dernier, j’ai exposé à Perrotin Hong Kong : si bien que celle-ci s’inscrit dans la même lignée, elle développe un récit complémentaire.
En tant que membre du groupe Superflat, vous développez un sens de la couleur, de la forme stylisée et un intérêt pour le manga : qu'est-ce qui vous a fait vous reconnaître dans ce mouvement fondé par Takashi Murakami ?
Superflat a été fondé avec la perspective d’élever la culture japonaise, tels les mangas, au rang de véritable art. C’est ce que j’ai apprécié en premier lieu, et c’est la raison pour laquelle j’ai souhaité travailler pour ce studio. Durant cette collaboration, j’ai eu l'opportunité de bénéficier de l'attention de Takashi Murakami, j’étais comme son double, nous nous accordions vraiment. Jusqu'à présent, c'est toujours le cas. Aujourd’hui, Superflat reste ma base. Dans le studio de Murakami évoluent un grand nombre de collaborateurs – ce qui permet un très vaste panel d’œuvres –, j’ai été l’un d’eux. Mais aujourd'hui, je travaille seul. Superflat m’a fourni un véritable outil théorique pour faire connaître mon travail.
Vos œuvres mettent en exergue des univers allant du “kawaii” (mignon) au “kowai” (effrayant, sombre) : quel est votre prisme d'observation ? Quel monde entendez-vous dépeindre ? Pour mettre un peu en parallèle le mignon, et le sombre et l’effrayant.
Je pense que pour faire une histoire, il est toujours préférable d’associer les deux côtés, bon et mauvais. Les personnages sont de prime abord kawaii : jeunes filles dotées de grands yeux dans lesquels se reflètent d’autre personnages. Mais à y regarder de près, elles ont quelque chose d’assez mélancolique, d’un peu triste, peut-être même d’effrayant. Double lecture donc, d’une part des figures qui peuvent sembler superficielles, très colorées, et d’autre part, un versant inquiétant. Cette nouvelle série me permet d’approfondir cette dualité. A travers cette imagerie, je peux développer une vision lucide sur le monde environnant : la ville de Tokyo, son mythe, ses vices aussi, les choses qui ne fonctionnent pas bien... Une manière de déclarer : ne nous arrêtons pas à la surface, aux couleurs éclatantes et aux yeux écarquillés...
Votre usage des techniques numériques et de haute technologie a donné lieu à des expérimentations extrêmes : comment la “machine” impacte-t-elle votre œuvre ?
J’ai commencé à utiliser des machines parce qu’auparavant, si j’avais dans l'idée de faire une œuvre de deux ou trois mètres, il me fallait d'abord tout un cheminement avant de pouvoir montrer mon projet aux galeries... Désormais, j’utilise l’ordinateur, je fais de petits dessins que j'adresse à ma galerie, et peut alors s'instaurer un dialogue... La “machine” est un facteur d'économie de temps et autorise les échanges constructifs avec ma galerie. J’utilise les outils numériques pour aller dans des directions qui ne sont pas d’art appliqué, mais incitent à d’autres libertés d’expérimentation. C’est un outil que j'utilise au même titre que la sérigraphie, dont j'ai appris la technique. Il me semble que ma pratique a beaucoup évolué pour aller vers quelque chose de plus libre, dans le sens peut-être libéré d’une technique “sale”, en référence aux graffiti ou aux petits gribouillages que l’on peut faire sur un cahier de croquis.
Vous avez engagé une collaboration avec la styliste de mode Mira Mikati. Comment le projet a-t-il été initié, quelle en est la teneur et comment avez-vous transposé votre univers plastique sur le vêtement ?
Mira Mikati collectionne mes œuvres depuis plus de dix ans. Je l’ai alors aidée à choisir des fragments de mes œuvres qu'elle souhaitait incorporer dans ses produits. En cela, je lui ai donné totale liberté, cela est en lien peut-être avec la mentalité très japonaise de considérer que tout est au même niveau (superflat), je ne crains pas que mon travail soit vulgarisé ou mal compris par le fait qu’il soit reproduit sur un vêtement.
Mira Mikati, qui partage avec vous une forte inclination pour la couleur, a précédemment engagé des échanges créatifs avec Jack Pierson ou encore Kaws, quel regard portez-vous sur les collaborations entre mode et art ?
Je pense, de par mes précédentes expériences (Lucien Pellat-Finet, Issey Miyake, Adidas) que c’est très intéressant. Je ne connais rien à la mode, et pourtant, de ces collaborations émergent des choses nouvelles, porteuses de sens. Il est passionnant de mêler des champs créatifs distincts, c’est aussi la raison pour laquelle je suis attentif aux collaborations menées par les artistes en général avec les maisons de mode.
Le titre de votre exposition convoque la notion de mélancolie, quelle est votre définition de cet état particulier ?
Je pense que je suis un artiste qui décrit des choses populaires, autrement dit le contraire du luxe... Les Mangeurs de Pommes de Terre (1885), de Van Gogh, est le genre d’“images” qui représente bien le mot mélancolie à mes yeux. Mon travail est une sorte de déambulation dans la ville. Cette ville de Tokyo emblème de surconsommation, de pléthore de couleurs.. est scrutée de façon distanciée... cette prise de distance me permet de garder une certaine forme de regard critique.
“Mr.’s Melancholy Walk Around the Town”,
jusqu'au 9 mars,
galerie Perrotin, 76, rue de Turenne, Paris 3.