Entretien avec Aya Takano et Emmanuel Perrotin
Propos recueillis par Yamina Benaï
Aya Takano est représentée
par Les galeries Perrotin
et Kaikai kiki.
L’OFFICIEL ART : Quelle narration les 23 toiles et 12 dessins celluloïd présentés dans l’exposition mettent-ils en scène ?
AYA TAKANO : Les dessins relèvent du manga, mais ce n’est là qu’une possibilité parmi d’autres. Pour ce qui est des peintures, j’aime l’idée qu’une histoire se répète indé niment. A mon sens, la première moitié gure le présent et la seconde gure l’avenir dans deux cents ans. C’est l’histoire d’une fille d’aujourd’hui qui déteste la civilisation moderne, qu’elle juge cruelle ou démente, et imagine une civilisation de jelly, une matière douce et délicate. La série représente ce fantasme devenu réalité. Il y a 160 ans que le Japon s’est ouvert sur le monde, 250 ans que la Révolution industrielle a eu lieu, et c’est pourquoi je pense qu’il faudra bien attendre 200 ans avant que soit instaurée une société radicalement nouvelle. L’histoire en elle-même est assez banale, c’est au fond celle du Hobbit (1937) de J. R. R. Tolkien : un garçon rencontre une fille, apprend un secret, évolue un peu, et pour finir rentre chez elle.
Vous êtes l’une des rares créatrices de Kaikai Kiki à avoir franchi les frontières de l’illustration pour des projets de plus vaste ampleur. Comment êtes-vous passée de l’espace circonscrit de la feuille de papier à la toile ?
Mon désir de peindre remonte à mon enfance : à cette époque, je voulais déjà transcrire les images que j’avais dans la tête. Je voulais poser un regard vierge sur le monde. Au lycée, puis à l’université, je trouvais que les mangas, les arts numériques, le design et la photo de mode étaient plus modernes que la peinture, et c’est pourquoi je me suis engagée dans cette direction-là. Puis Takashi Murakami m’a appris à peindre sur une toile – et je m’y suis mise, sans grand enthousiasme. J’avais 19 ans à l’époque. Plus tard, il a accepté de produire une exposition personnelle de mes œuvres, et les tableaux se sont bien vendus. C’est alors que je suis devenue une professionnelle de la peinture, si l’on peut dire. Les pièces qui n’étaient pas des peintures étaient toutes des commandes spéciales.
Comment, dans vos propres mots, décririez-vous le monde artistique que vous avez créé ?
Ce ne sont pas mes propres mots mais... Je pense à une phrase d’un drôle de rescapé de la guerre qui disait, à propos d’un antique bijou, si je me rappelle bien : “On ne peut le décrire avec des mots, ni le dessiner en peinture, ni en prendre une photographie, et vous êtes seul à penser qu’il est merveilleux.” La plupart des œuvres photographiées semblent mortes ; quand on voit l’original, on est comme frappé par la foudre. Il en va de même pour la vie... J’aimerais aussi que mes œuvres soient trop profondes, trop vastes pour être décrites par des mots, transcrites dans un dessin ou prises en photo.
L’univers des jeunes filles est une constante de la culture contemporaine japonaise. Pourquoi avoir choisi d’y puiser quasi exclusivement vos personnages, et qu’est-ce que ce “matériau” vous permet d’exprimer ?
Nous avons au Japon le concept du Tokowaka – qui signifie “à jamais jeune” dans la pensée et la religion Shinto. Le sanctuaire d’Ise-jing est visité chaque année par plus de huit millions de personnes, et on le reconstruit à l’identique tous les vingt ans – pas seulement le sanctuaire intérieur, mais tous les bâtiments qui l’entourent, y compris les ponts. Et cela depuis plus de mille ans. Les Japonais semblent considérer que la fraîcheur et l’innocence sont sacrées. Les prêtresses du sanctuaire sont également très jeunes. Dans des statistiques portant sur les sites pornographiques, il apparaît que la recherche “femmes mûres” est l’une des trois plus fréquentes chez les Français – tout comme “lesbiennes”. En revanche, “adolescentes” (teens) n’en fait pas partie. Au Japon, parmi les trois recherches les plus fréquentes, on trouve “adolescentes” et “amateur”. Je me demande si cela traduit le goût général des Japonais pour la jeunesse et la fraîcheur. Au-delà de ces associations d’idées, je me fie surtout à mes propres intuitions. En tout cas, les jeunes Japonaises sont invincibles. Elles aiment la mode, n’en font qu’à leur tête, évitent les contraintes. Avant d’être recrutées par une entreprise, d’être rattrapées par la sexualité ou de devenir mères, ce sont des filles immorales. Elles sont seules à juger de leurs actes et choisissent d’être irresponsables. Elles en retirent, comme moi-même à leur âge, un sentiment proche de la liberté – et j’éprouve encore ce sentiment à leur contact. Ce n’est pas vraiment de la liberté, mais quelque chose qui y ressemble. Leur corps, plus que celui des garçons, est assez proche d’un corps d’enfant. Je m’en sens plus proche, en tout cas, et je pense que c’est pour cela que je préfère dessiner des filles.
Gouache, acrylique, crayon, quelles libertés esthétiques ces différents outils vous procurent-ils ?
Je considère ces outils comme un moyen de produire des images : en réalité, tout me convient. Mais, de même que le corps humain désire une alimentation naturelle et des vêtements naturels, de même j’en suis venue à éprouver une certaine gêne vis-à-vis de la peinture acrylique, et j’ai commencé à utiliser de la peinture à l’huile. Quand je peins, il faut que ce soit un moment de béatitude, comme si la peinture, le pinceau, mes mains et mon corps communiquaient.
Parmi vos comics favoris, vous citez volontiers Phénix d’osamu Tezuka (1928-1989). Quels sont, selon vous, les grands moments et créateurs de l’univers manga ?
Tezuka est considéré au Japon comme “le dieu du manga”, et c’est le cas en effet. Il m’est difficile d’en parler. Il a produit des quantités de dessins en élargissant sans cesse son horizon, en abordant la science-fiction, la philosophie, le divertissement, la guerre, la religion... Je me suis maintes fois plongée dans son Phénix avant même de savoir lire, et je me suis imprégnée sans m’en rendre compte de cette conception du samsara (le cycle de la réincarnation) : la vie naît sur Terre avant d’y être détruite. Sans parler de cette perpétuelle alternance entre le micro et le macroscopique. Aujourd’hui encore, sa vision constitue l’une de mes sources d’inspiration. Mais je ne suis pas totalement à l’aise pour parler du manga. Ce sont des dessins et des formats qui ont une histoire récente, et qui ont atteint leur maturité dans la période de l’après-guerre. Au Japon, nous disposons d’une grande variété de genres à l’intérieur du manga, qui a un lectorat extrêmement diversifié. Les Français semblent beaucoup apprécier les mangas, mais je pense qu’ils seraient surpris de constater son importance au Japon. C’est aujourd’hui un champ immense, avec des contenus très divers allant du religieux au satanique, avec des lecteurs de tous les âges. J’ai entendu dire que les mangas couvrent tous les genres explorés naguère par le cinéma, la littérature ou le théâtre. Ils traitent de tous les sujets : gastronomie, yakuzas, entraîneuses, jeux de hasard – et on les trouve partout, dans les restaurants, les grands magasins... Il y a les mangas pour jeunes branchés, et les mangas people, les mangas érotiques et tant d’autres, publiés chaque semaine. Mais il existe aussi des mangas de poésie moderne, expérimentale, absurde... C’est un genre très segmenté, et chaque catégorie a d’innombrables lecteurs. Et puis, les bibliothèques, les écoles, les parents proposent aux enfants des mangas éducatifs. Depuis peu, on trouve sur Internet des quantités de mangas de tous les genres, et beaucoup de pièces de théâtre ou de films se sont inspirés de manga, pas toujours très réussis d’ailleurs. C’est une culture immense et très variée. Pour s’en tenir à une poignée d’auteurs — mais il faudrait en citer bien plus —, je dirais que les meilleurs sont Shigeru Sugiura, Hayao Miyazaki, Sakyo Komatsu et Ryo Hanmura.
Comment, selon vous, le manga s’inscrit-il dans l’histoire de l’art du 20e siècle et contemporaine ?
Par exemple, les images de la science-fiction expérimentale dessinées au Japon dans les années 1980 et 1990 ont beaucoup influencé la culture visuelle actuelle de Hollywood. Il me semble que cette interaction à l’échelle planétaire est très intéressante. L’ukiyoe, plutôt négligé quand il est apparu, est aujourd’hui considéré comme une forme d’art à part entière. Les mangas, pas tous bien sûr, seront un jour appréciés comme de merveilleuses œuvres d’art – c’est déjà le cas pour certains. Les arts numériques pratiqués à Hollywood sont aujourd’hui perçus comme des produits de divertissement, mais certaines œuvres sont à mes yeux de véritables œuvres d’art. La culture humaine évolue.
Au Japon, le manga est utilisé comme outil pédagogique. Les écoles en font usage, par exemple, pour enseigner l’histoire ou la religion. Si The Jelly Civilization Chronicle avait une dimension didactique ou était porteuse d’une morale, quelle serait-elle ?
Dans la Jelly Civilization Chronicle, je n’ai eu d’autre choix que d’insérer une scène d’horreur dans la première partie. Chaque jour, des centaines d’informations nous rappellent le côté obscur de l’être humain. Nous sommes bien obligés d’accepter cet aspect-là de la nature humaine. Certaines choses qui nous apparaissent comme des péchés ne le sont, je crois, que dans notre esprit. La vérité est toujours relative, et si l’on en revient à la source je pense qu’il existe un lieu où coexistent ce que nous nommons le bien et le mal. La moralité est une chose humaine, mais je crois que c’est la bonté qui nous permet de respecter l’existence d’autrui. C’est pour cette raison que j’ai consacré des dessins à la Jelly Civilization, qui est à mes yeux une civilisation de la douceur. Au fond, je ne peux dire qu’une chose : “je sais ce que je ne sais pas”.
Où la Jelly Civilization trouve-t-elle sa source, et qu’est-ce qui en a motivé la création ?
Depuis toute petite, je me sens en décalage avec tout ce qui m’entoure, y compris les objets familiers. Ils m’ont toujours paru trop carrés, trop durs, trop pointus, trop glissants. Les fleurs en bouquet et les arbres taillés ne m’ont jamais semblé beaux. Les chenilles, l’eau, les puces d’eau en gros plan : voilà ce que je trouvais d’une extrême beauté. Aujourd’hui encore, j’aime les choses pâteuses et translucides, avec des formes indéterminées. Aujourd’hui encore, les maisons, les cuillers ou les voitures me semblent brutales, mal dégrossies. La vie est une chose in niment complexe et délicate. Les bulldozers, les bateaux ou les avions sont des moyens tragiquement brutaux de l’aborder. J’ai parfois espéré que notre vie allait évoluer pour devenir plus civilisée. J’aurais aimé que les objets du quotidien ou les villes procèdent d’une pensée plus délicate, plus attentionnée. Salvador Dali disait que les maisons du futur seraient chevelues et molles, et j’espère moi aussi que nous aurons un jour des maisons et des véhicules vivants, doux et amorphes. Le chat-bus que l’on voit dans Mon voisin Totoro (1988) est justement un véhicule de ce type.
L’OFFICIEL ART : Dans quelles circonstances avez-vous découvert l’œuvre de Aya Takano, dont vous avez organisé la première exposition personnelle à la Galerie Perrotin en 2003 ?
EMMANUEL PERROTIN : En 2000, lors d’une exposition organisée à Tokyo. Ensuite en 2002 pour le projet “Space Ship EE” à la Nano galerie, j’avais confié aux assistantes de la galerie (Peggy Lebœuf et Adeline Cacheux) la programmation de la vitrine de la galerie rue Louise Weiss. Il s’agissait de mettre à disposition de mes collaborateurs un espace pour qu’ils y dévoilent leurs goûts, leurs intérêts. C’est ainsi que nous avons organisé la première exposition d’Aya Takano. L’ironie est que les assistantes de la galerie ont choisi d’exposer le travail de l’assistante d’un artiste de la galerie, Takashi Murakami ! Lors de l’accrochage, lorsque j’ai vu l’artiste agrafer la plus grande toile sur un châssis, (Sans titre / Untitled, 2002, acrylique sur toile 130 x 162 cm), j’ai immédiatement décidé de l’acquérir pour ma collection personnelle. Cette œuvre est toujours exposée chez moi.
Au-delà de ses personnages de longues jeunes femmes aux grands yeux, Takano met en lumière une forme d’émancipation sexuelle explicite, voire militante, quels sont les enjeux sociétaux d’une telle démarche ?
Je suis très intéressé par la vision de la femme dans la société japonaise que développe Aya Takano. Elle appartient à la première génération d’artistes issue de la classe moyenne japonaise à assumer pleinement son statut de femme artiste, sans être de condition particulièrement aisée ou de souffrir de troubles psychologiques ! Beaucoup de gens s’arrêtent à l’aspect kawaï, mignon, de l’œuvre d’Aya Takano. Alors que son travail sous-tend des sujets sociologiques plus profonds : la place de la femme dans la société japonaise, la sexualité féminine assumée, les déchets et rebuts de la société, l’homme réduit à un objet sexuel... Dans Sans titre / Untitled (2002), par exemple, un homme est allongé sur le sol, hors champ. On ne sait pas s’il dort ou s’il est mort, seules ses jambes apparaissent en bas du tableau. Dans d’autres œuvres apparaissent des hommes de dos, en arrière-plan. Je pense aussi à Untitled (2003), où l’on voit un groupe de femmes qui dégustent une glace en pleine journée, assumant leur frivolité, leur oisiveté. Même si certaines œuvres d’Aya Takano peuvent être violentes, comme ces films japonais interdits aux moins de 18 ans, vous ne pourrez pas empêcher le public de rester sur ses a priori, assimiler l’œuvre d’Aya Takano à la seule référence culturelle du manga et du kawaï. Le travail de Takano aborde en réalité une grande diversité de thématiques : la science fiction, l’écologie... c’est ce qui le rend si riche, si universel. J’aime son accessibilité et sa complexité.
Comment évoqueriez-vous son univers, et ce qui a capté votre attention et sensibilité dans son travail ?
L’univers d’Aya Takano est très personnel, sa peinture ne ressemble à aucune autre. Au fil des années, elle a développé sa propre mythologie faite de villes fantasmées, de paysages imaginaires, de personnages célestes, comme délivrés d’une certaine gravité. Son style très graphique reste ouvert à l’interprétation, il touche chacun d’une façon différente, selon sa propre culture. Comme dans les mangas, ses personnages ne présentent pas de type asiatique : ce sont des figures universelles de l’être humain contemporain. Takano n’opère d’ailleurs aucune hiérarchie entre humains, animaux, créatures imaginaires... dont souvent la forme évolue et s’hybride. Comme dans ses dernières œuvres où intervient la “gelée” mutante dont elle entoure ses personnages, Aya Takano ne bride aucune de ses idées, rien n’est assujetti à une quelconque réalité ou gravité. Elle est libre.
Au regard de votre intérêt et de votre connaissance du Japon, qu’est-ce que le travail de Takano révèle de la société nippone?
La société japonaise évolue très rapidement, il est possible que certaines œuvres des débuts de l’artiste soient moins choquantes ou détonantes aujourd’hui. En effet, désormais certaines Japonaises font le choix de ne pas se marier, de ne pas avoir d’enfant, d’être indépendantes de ces obligations sociales auxquelles elles ont longtemps été assignées. D’une certaine façon, l’œuvre d’Aya Takano accompagne les évolutions de la société japonaise, elle incarne ce changement de mentalités, tout en restant très indépendante et inclassable.
Comment situez-vous Takano dans la sphère artistique japonaise et, plus largement, internationale ?
Aya Takano possède une très grande culture, son travail s’inspire autant des estampes érotiques de la période Edo, d’œuvres d’Osamu Tezuka, de Gustav Klimt que des peintures de Michel-Ange pour la Chapelle Sixtine. Je me souviens que l’exposition “Super at” organisée par Takashi Murakami (2000) présentait ses propres œuvres et celles d’autres artistes de cette nouvelle mouvance, dont Aya Takano. C’était un véritable tournant. Murakami y exposait sa théorie de “l’aplatissement”, à savoir la réunion de l’art et de la vie dans le commerce. Cette vision était différente de la conception de l’histoire de l’art en Occident, même si elle pouvait trouver des racines dans le Pop art et le rejet de la perspective du modernisme. Cette approche était tellement nouvelle, qu’elle m’a permis d’envisager d’une autre façon la peinture contemporaine, notamment gurative, et plus particulièrement le travail d’Aya Takano qui entretient un rapport particulier à la culture populaire justement. Ces influences croisées, brouillant les frontières entre art populaire et grand art, m’intéressent dans son travail.
Au long des années de pratique, quelle évolution son œuvre a-t-elle connu ?
La technique et l’univers créatif d’Aya Takano ont évolué au fur et à mesure de ses expositions et de ses projets. Mais l’artiste est aussi très sensible aux bouleversements climatiques : le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima en 2011 l’ont profondément touchée. Ses dernières œuvres sont peut-être plus spirituelles, moins sulfureuses, elles semblent rechercher un équilibre idéal entre nature et vie humaine, évolutions scientifiques et respect de la biodiversité. On retrouve ces préoccupations dans son dernier manga The Jelly Civilization Chronicle, publié à l’occasion de l’exposition. Pour cette dernière série de peintures, Aya Takano a travaillé à partir de dessins préparatoires sur celluloïd, très colorés. Ses nouvelles peintures se nourrissent de cette quête spirituelle.
À VOIR
Aya Takano,
“The Jelly Civilization Chronicle”,
du 16 mars au 13 mai, Galerie Perrotin,
76, rue de Turenne, Paris 3, Perrotin.Com
LE 27 AVRIL :
OUVERTURE DE PERROTIN NEW YORK,
130 ORCHARD STREET, NEW YORK,
NY 10002 EXPOSITION INAUGURALE,
IVAN ARGOTE
“LA VENGENZA DEL AMOR”.