Et si Grasse était en train de redevenir le joyau qu’elle fut ?
Photographie : Marine Billet
Avec l’inscription de ses savoir-faire au patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco, en novembre dernier, Grasse (Alpes-Maritimes) est en passe de redevenir la capitale incontestée du parfum, elle qui n’était plus que la vitrine touristique d’une parfumerie qui ne savait plus que rêver de son passé glorieux. Au Moyen- Âge, Grasse fut une cité de tanneurs et de gantiers. L’idée géniale qui allait changer la face de la ville: parfumer le cuir malodorant des gants grâce aux fleurs du pays (lavande, jasmin, eur d’oranger, mimosa). Le cuir vert fit immédiatement la réputation de la région (la peau était traitée au lentisque et au myrte, d’où sa coloration singulière) et la mode du gant parfumé se répandit à la cour de France, grâce à Catherine de Médicis, et puis un peu partout en Europe. Jusqu’au début des années 1980, Grasse restera l’épicentre d’un art qui faisait rêver la planète entière. Après, plus rien. Mondialisation
et pression immobilière obligent, l’industrie du sent-bon se délocalise; les usines ferment une à une, la vieille ville de Grasse s’étiole, se fane, jusqu’à ne plus rien sentir du tout – elle qui exhalait cette belle odeur résineuse et fruitée de labdanum. Sur 14300 hectares cultivés en plantes à parfum dans les années 1930, on n’en comptait plus guère qu’une cinquantaine en 2000. Dans un silence de livre, il soufle à cette époque sur les contreforts des pré-Alpes comme un parfum de nostalgie et, disons-le, d’ennui profond.
Est-ce parce que le N° 5 est né dans la région en 1921 (Ernest Beaux, son créa- teur, s’installe en 1919 à Cannes-la-Bocca, à quelques kilomètres à vol de palombe des champs de jasmin de Grasse) que Chanel a été la première à revenir dans le berceau de la parfumerie? En signant en 1988 un partenariat exclusif avec la famille Mul, installée à Pégomas, la maison s’engage non seulement à racheter à ce producteur historique de fleurs à parfum l’intégralité de sa production de jasmin de Grasse (dont il ne restait que quelques pieds) et de rose centifolia, mais elle en profite pour replanter quelques fleurs disparues comme la tubéreuse. Et puis c’est Hermès qui installe, en 2005, l’atelier de son parfumeur maison, Jean-Claude Ellena, à Cabris, sur les hauteurs de Grasse. On vient jusqu’au maître depuis Paris pour entendre son oracle, moment rare et précieux. “L’idée était de revenir à la source, à la matière, mais aussi de trouver une forme de liberté de création en s’éloignant de Paris et de toute tentation marketing”, se souvient le compositeur grassois. Tout doucement, le label made in Grasse retrouve de son lustre. À son tour, la maison Dior revient au pays et redonne vie, en 2006, au château de la Colle Noire (commune de Montauroux), ancienne demeure du couturier et qui lui a inspiré ses plus beaux parfums. Propriété de LVMH, la bastide des Fontaines Parfumées devient le symbole de ce renouveau: lieu de création des parfumeurs de Louis Vuitton et Dior, ce laboratoire est posé au milieu d’un éden olfactif traversé par la source de la Foux, dessiné par le paysagiste Jean Mus. Lorsqu’on lui demande pourquoi il a choisi de poser ses alambics dans son pays natal, Jacques Cavallier Belletrud répond: “Grasse, c’est la ville au monde qui rassemble le plus de savoir-faire tant en termes de culture des plantes que de transformation des matières premières.”
Du côté de la mairie aussi, on y croit et on appuie le mouvement. Le nouveau plan local d’urbanisme, voté en janvier dernier, multiplie par cinq les surfaces agricoles, qui passent de 178 à 928 hec- tares, dont 70 d’ores et déjà sanctuarisés pour éviter la spéculation et permettre à des jeunes agriculteurs de s’installer en payant leurs terres moitié prix. À l’image de ce qu’entreprend le nez Fabrice Pellegrin, responsable de l’innovation des naturels pour la société Firmenich, Grasse se vit en start-up qui invente de nouvelles technologies pour extraire les naturels au plus près de leur vérité. Finalement, le classement de l’Unesco ne fait que récompenser tous ces efforts accumulés. Les marques, qui voient en Grasse non seulement le comptoir mondial des matières premières, mais aussi un symbole fort de cette “qualité à la française”, ne jurent plus que par le terroir pour nourrir l’imaginaire tant du compositeur que de l’amoureux du parfum, du vrai.
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ON DIRAIT LE SUD
Si vous voulez respirer l’air des collines de Grasse, voici quelques parfums à se mettre sur la peau.
Série rose
Chahutés par le vent, les pétales de rose de Grasse, à peine habillés d’iris, se glacent soudain au contact du poivre.
Rose des vents, Louis Vuitton
La vie de château
Un poème dédié à la rose de mai, aux facettes boisée-épicée, qui fleurit au jardin du couturier-parfumeur Christian Dior.
La Colle Noire, Dior
Bal de pétales
Dans ce bouquet floral exubérant, la rose de mai et le jasmin de Grasse trônent en majesté comme jamais.
N° 5, Chanel
Peau douce
Mariée à la lavande, une note de cuir aussi délicate qu’une peau de daim, qui évoque les gants de peaux parfumés.
Bucoliques de Provence, L’Artisan Parfumeur