Matthieu Salvaing : "Les lieux atypiques sont devenus très rares"
L’OFFICIEL : De quelle façon la photographie est devenue une évidence, jusqu’ à en devenir un métier ?
MATTHIEU SALVAING : Après mes études à Paris, j’ai commencé à comprendre que, pour moi, la photographie donnait du sens, correspondait à mon mode d’expression, de partage et de vie, par l’incroyable liberté qu’elle offre.
Avoir grandi à Arles a-t-il été déterminant et, si oui, de quelle manière ?
Il est évident qu’avoir grandi à Arles dans les années quatre-vingts, alors que le festival était déjà tellement précurseur, m’a ouvert l’esprit. Avoir vu les photos de Mapplethorpe et tant d’autres grands photographes a été pour moi un vrai déclencheur.
Vous avez été l’assistant de plusieurs photographes de mode avant de devenir photographe spécialisé en architecture et décoration d’intérieur. Qu’est-ce qui vous a fait passer de l’un à l’autre ?
La collaboration avec d’autres photographes a été des plus instructives. Certains travaillent de manière très millimétrée, d’autres comme si la vie était une fête, mais toujours dans la volonté de partager une émotion, de l’humain. Les lignes, les courbes, l’âme des lieux architecturaux me passionnent pour ce qu’elles racontent de l’humain, de l’intime et de l’émotion. Ma rencontre avec Oscar Niemeyer m’a définitivement porté vers la photographie d’architecture pour toutes ces raisons.
Racontez-nous votre coup cœur pour le Brésil à travers votre travail avec l’architecte Oscar Niemeyer à qui vous avez consacré une importante monographie, il y a plusieurs années...
J’ai rencontré Oscar par son petit-fils. Avec un crayon et une feuille, il m’a expliqué par le dessin toute la genèse de son travail : le trait, les courbes, bien d’autres choses encore et surtout une manière très vivante de voir l’architecture. Nous sommes devenus amis et je suis parti à la découverte du Brésil à travers ses réalisations, leur philosophie, leur humanité. J’aimais partager avec lui ses repas, les matchs de foot à la télé, d’une joie de vivre extraordinaire. Brésilien dans l’âme, Oscar aimait parler de politique et de Paris, qu’il adorait. Je lui donnais des nouvelles de la vie parisienne dont il aimait tant les terrasses et les femmes. Et lui m’a fait aimer le Brésil...
À quoi reconnaît-on vos images ?
Difficile à dire ! La couleur, et peut-être un mélange de construction classique et de chaleur. J’essaie toujours de rendre vivant et spontané un intérieur, ou des lignes d’architectures, dans la volonté de transmettre l’âme des lieux.
En quoi la relation entre l’homme et l’architecture vous émeut-elle ?
En ce qu’elle dit de l’intime. L’émotion est là quand je sais reconnaître l’identité et l’humanité dans un lieu.
Vous qui photographiez les plus incroyables intérieurs, quelles évolutions ont-ils connu ces dix dernières années en termes de style ?
Je trouve l’évolution de ces dernières années un peu folle et dangereuse, dans le sens où il y a une certaine uniformisation qui s’installe. Vous pouvez retrouver les mêmes intérieurs de São Paulo à Paris, car plus un seul hôtel ou villa ne se réalise sans une “signature” en vogue. Signature de grands talents sans aucun doute, mais je regrette que cette tendance soit au détriment de l’identité d’un lieu ou d’une culture. Je reste très attaché à la spontanéité et au caractère unique d’un lieu dans ce qu’il donne à voir de ses propriétaires. Les lieux atypiques sont d’autant plus inspirants qu’ils sont devenus très rares.
Une photo, c’est une rencontre. De quelles personnalités gardez-vous les plus beaux des souvenirs ?
Oscar Niemeyer est quelqu’un qui m’a beaucoup marqué dans ce qu’il m’a transmis, mais, de façon générale, tous ces lieux que j’ai eu la chance de photographier, qui portaient un caractère historique, une singularité, une créativité, sont aussi des rencontres exceptionnelles, avec les familles ou les équipes qui les font vivre à travers le temps. La place de l’humain dans mon métier est centrale, mes images sont une histoire de rencontres avec des gens et des architectures incroyables.
Vous avez récemment sorti votre livre "Voyages intérieurs", pouvez- vous nous parler de votre sélection d’images et de l’histoire que vous avez eu envie de raconter ?
Je parlais tout à l’heure d’uniformisation. Voyages intérieurs va à l’encontre de cette notion. J’ai voulu emmener les lecteurs dans un voyage intimiste à travers le monde, et partager toute la singularité et l’identité, la personnalité unique qui habite certains lieux exceptionnels qui sont à l’image des personnes qui les ont rêvés ou commandés. On pourrait presque parler d’un voyage qui lutte contre certains effets nocifs de la mondialisation !
Vous avez réalisé un travail sur le Liban et son architecture détruite par la guerre, êtes-vous un photographe engagé ?
Mon travail sur l’architecture au Liban, auquel je tiens beaucoup, n’est pas encore terminé. Et vous avez raison, c’est une forme d’engagement. Vivre sans engagement est de moins en moins tenable dans la mondialisation actuelle. Ce serait être un peu aveugle que de ne pas se sentir concerné par les grands questionnements que traversent nos sociétés. Je suis très sensible aux notions de mémoire, d’identité et de traditions ancestrales qui se diluent ou se perdent. J’ai récemment fait un reportage en Éthiopie dans ce sens. Le rapport à la nature, l’art rupestre dans la vallée de l’Omo... tout cela a été un moment très fort pour moi. Chacun s’engage à la hauteur de ce qu’il peut, de ce qu’il perçoit ou de ce qui le touche.
Voyages intérieurs, par Matthieu Salvaing (Rizzoli).