Entre alpages et cimes vertigineuses, bienvenue dans les Dolomites
Chaque mois de septembre, pendant près de quarante ans, l’écrivain Dino Buzzati quittait son bureau sombre et enfumé du Corriere della Sera pour s’évader vers les hauteurs immaculées des Dolomites où il s’adonnait à sa passion de l’alpinisme, et chaque mois de septembre, c’était le même émerveillement en découvrant, sur l’horizon bleu roi, les premières dentelures rocheuses : “Alors en l’espace de quelques kilomètres, les Dolomites explosent vraiment de toutes parts, blanches au-dessus des croupes vertes et, si le soleil brille, elles vous apparaissent comme l’image d’un bonheur grave et sans mélange.”
Un bonheur grave et sans mélange : voilà ce que je contemple à mon tour, accoté contre un merlon des remparts du château de Sigmundskron, face au vaste cirque des montagnes, au pied desquelles s’étend la charmante ville de Bolzano. Un bonheur, qui depuis le xixe siècle et les premiers romantiques germaniques, n’a cessé d’attirer ici piétons des cimes et flibustiers des crêtes fuyant la pesanteur de leur vie d’en bas. Pourquoi une telle fascination ? Qu’est-ce qui pousse chaque année, comme Dino Buzzati, tant d’alpinistes et de randonneurs à braver les vires et les corniches de ces massifs ? Voilà ce que je m’étais promis de découvrir en venant jusqu’ici.
Départ dès le lendemain pour la vallée de Tires à travers une route de montagne serpentant le long d’un ruisseau. Paysage d’alpages verdoyants et de petits chalets en bois aux balcons festonnés de géraniums : la région du Sud Tyrol (également appelé Trentin-Haut-Adige), restée partie de l’empire austro-hongrois jusqu’en 1918, tient bien plus de l’Autriche que de l’Italie. La langue, la gastronomie roborative, les villages manucurés à la Heidi et cette tradition étrange, dans les saunas, de croiser des hommes et des femmes si patelins et détendus qu’ils s’y promènent entièrement nus… Mais le principal bien sûr, ce sont ces “montages pâles” comme on les surnommait avant qu’elles ne prennent le nom du géologue français, Déodat Gratet de Dolomieu, qui le premier avait analysé cette roche unique, à la fois blanche et phosphorescente.
Pour partir à leur conquête, la raison commande de faire appel à un guide local. Je retrouve le mien devant l’hôtel Cyprianerhof, sur le sublime plateau de Tires. Direction le refuge Bergamo, à quatre heures de marche de là. Lente ascension le long d’un sentier pierreux, jalonné de petits oratoires enguirlandés de rameaux d’oliviers, où des pierres ont été déposées au sol en guise d’ex-voto. Quelles prières ici ont été entendues ? Tant de dangers guettent les explorateurs de ces sommets : la foudre, les crevasses, les mauvaises chutes… Face à nous, au-dessus des girandoles de pins, les crode, ainsi qu’on appelle les fameuses parois ruiniformes des Dolomites. C’est ici même que Tita Piaz, alpiniste de légende, s’était retrouvé bloqué un jour dans une fissure en surplomb et avait aperçu sous lui, au milieu des éboulis, un homme enveloppé dans un grand manteau qui le suivait et hochait la tête en le regardant. Paz avait compris que c’était la mort qui venait le chercher et s’était décidé aussitôt à redescendre…
Guerriers du Moyen Âge qui tiennent conseil sur les crêtes
Ce jour-là, aucun homme en manteau à mes trousses fort heureusement… J’atteins le refuge, fourbu mais en un seul morceau. Nous nous revigorons à grands coups de schnaps offerts par Hans, le propriétaire. Il habite ici la moitié de l’année et le fabrique lui-même à base de pin mugo. J’imagine que le breuvage doit l’aider à endurer les longues nuits solitaires quand aucun randonneur ne se risque à passer la nuit dans le désert de ces hauteurs. Rien ici ne semble avoir changé depuis le fixe siècle, date de sa construction : les rondins de bois, les peintures naïves de montagnards bourrus ou de tyroliennes à nattes, les canedoli au speck dont on se bâfre, le vieux poêle en fonte qui toussote dans un coin. Et c’est peut-être toute la beauté de ces montagnes : le fait qu’elles demeurent inviolées, comme si le temps lui-même n’avait pas prise sur elles.
Le soir, face au spectacle du Catenaccio rosissant sous les feux du couchant, je comprends mieux Le Corbusier lorsqu’il disait que les Dolomites sont la plus belle architecture au monde. Mais comment la définir ? “Minuscules cavernes – antres de gnomes peut-être – creusées dans les à-pics ; lugubres traces d’anciens éboulements ; cicatrices d’une blancheur presque obscène laissées par quelque éboulement nocturne ; chaires de prêcheurs suspendues au-dessus des abîmes ; fissures qui, telles d’énigmatiques inscriptions, coupent en diagonale les parois ; blocs de rochers cyclopéens en équilibre et qui, penchés au-dessus du précipice, y projettent de longues ombres ; noires orbites qui transforment les pinacles en sinistres crânes de morts ; têtes de chiens, moines encapuchonnés, vierges farouches, guerriers du Moyen Âge, prêtres, statues de cire qui tiennent conseil sur les crêtes, fantômes de calcaire rongés par le vent, vitreux, qui se penchent en dehors, et regardent fixement. S’agit-il de pierres ou de nuages ? Sont-elles vraies ou bien rêvées ?” Même tout le génie littéraire de Buzzati n’en viendra jamais à bout.
Il y a ses cimes bien sûr mais il y a ses hommes aussi, qui depuis deux siècles n’ont cessé de s’y mesurer et d’en écrire la légende. Paul Preuss, Tita Piaz, Walter Bonatti, Attilio Tissi, Reinhold Messner… Autant de figures mythiques que l’on retrouve dans le musée créé par le même Messner, sur le Plan de Corones, dans le Val Badia. Dédié à l’alpinisme traditionnel, le bâtiment a été dessiné par Zaha Hadid. 380 pièces de béton assemblées qui semblent se fondre dans la montagne avant de se jeter en surplomb dans le vide. Au hasard des pièces, on y découvre le piolet de Paul Preuss, mort en 1913, arraché à la roche par une tempête, ou la chaussure du frère de Messner, disparu lors d’une ascension dans l’Himalaya. Ce qui rapproche ces athlètes du vide : leur refus de toute aide artificielle tels les pitons, les cordes fixes ou la pratique du rappel. Chaque aiguille que l’on aperçoit autour du Plan de Corones porte leur empreinte, eux qui ont été les premiers à y ouvrir des voies que tout le monde jugeait jusque-là irréalisables.
Qu’éprouvaient-ils tous seuls, là-haut, au milieu de ces à-pics qui étaient encore considérés, deux siècles en arrière, comme la demeure exclusive des Dieux ? Pour le savoir, j’enfile casque et baudrier direction Tre Cime, le plus célèbre sommet du Sud Tyrol. Ou plutôt l’une de ses variantes plus abordables, située sur la même crête, le monte Paterno : je ne tiens pas à voir mon bonnet ou mes lunettes de soleil terminer aux côtés du piolet de Paul Preuss ou de la chaussure de Messner dans le musée de Zaha Hadid.
Spectacle inouï que cette trinité de roches, ce triptyque minéral, cette “énorme citadelle recluse dans la plus sévère des solitudes” comme l’a décrite Buzzati. Le massif est célèbre pour ses via ferrata construites par les Italiens durant la Première Guerre mondiale : des cordes en acier scellées à la roche auxquelles on accroche son mousqueton pour s’aider lors des ascensions. Creusés dans la pierre, ici et là, de sombres galeries et des affûts pour les tireurs qui guettaient les Autrichiens en contrebas. La pente s’élève peu à peu jusqu’à devenir verticale. Encordé à Herbert, mon guide, je l’écoute me diriger pas à pas : trouver calmement la prochaine prise, pousser uniquement sur les jambes, les bras donnant l’équilibre… J’ai l’impression peu à peu de m’élever hors du réel. Plus rien à cet instant n’a de sens sinon le contact âpre et granuleux de la pierre calcaire contre la mince pulpe de mes doigts. Le monde en bas n’est plus qu’une poudre de lumière et de nuages. Mon corps ne pèse plus rien, et parvenu au faîte, je titube, comme ivre de toutes cimes et ces vallées qui m’encerclent. Tant de ciel, tant d’air, tant d’immobilité. Oui, c’est peut-être cela le secret : la majestueuse immobilité de ces montagnes dont Buzatti écrivait qu’elles étaient “comme le parfait symbole du repos suprême vers lequel l’homme se sent attiré par une vocation, une tentation invincible, ce repos qu’on appelle la mort.” C’est-à-dire l’éternité.
CARNET PRATIQUE
Y aller
Vol Paris - Venise (à partir de 200 euros sur Air France) puis voiture jusqu’à Bolzano à deux heures et demie de route (location de voitures à l’aéroport de Venise : Avis, Europcar, Maggiore…)
Organiser son périple
Südtirol, l’agence de promotion du Haut-Adige, est une mine d’informations pour préparer au mieux son voyage : recherche d’hébergements, gastronomie, sports d’hiver et d’été, météo, grands événements, panorama des hauts lieux touristiques : rien n’y manque. suedtirol.info/fr
Y loger
L’hôtel Cyprianerhof à Tires est un must absolu pour aller explorer le massif du Catenaccio ou les Alpe di Siussi, le plus haut alpage d’Europe. Entouré de prairies avec une vue imprenable sur le cirque des montagnes, cet hôtel 5 étoiles est un point de départ idéal pour les randonnées, dont les sentiers débutent au pied même de l’établissement, mais aussi un refuge rêvé après une longue journée d’excursion grâce à sa piscine, ses saunas en extérieur et intérieur et les multiples soins proposés au spa. On peut y trouver guides expérimentés, VTT et matériel d’escalade en location. Restaurant gastronomique proposant toutes les saveurs du Haut Adige.
Via S. Cipriano, 69, 39050 Tires BZ, Italie
Tél. : +39 0471 642143.
L’hôtel Alpenblick à Sesto est un charmant 4 étoiles, situé au cœur de ce village champêtre, à quelques kilomètres des Tre Cime. Idéal comme camp de base durant la saison des sports d’hiver également. A partir de 134 euros la nuit.
Via S. Giuseppe, 19, 39030 Moso BZ, Italie
Tél. : +39 0474 710379.
Se restaurer
AlpiNN : restaurant situé à l’intérieur du musée Lumen, sur le Plan de Corones. Un bloc brutaliste suspendu au-dessus de la vallée avec d’immenses baies vitrées. Aux fourneaux, le chef Norbert Niederkofler, qui possède déjà un restaurant 3 étoiles Michelin à San Cassiano, y décline son concept “taste the mountains”. Une cuisine raffinée, rehaussée de nombreuses plantes aromatiques dénichées dans les montagnes alentour comme peut le faire Marc Veyrat en France.
Tilia : restaurant à Dobbiaco, près des Tre Cime, où officie le chef étoilé Chris Oberhammer. Avec seulement cinq tables au milieu d'une chambre lumineuse, entourée de murs en verre qui reflètent le parc du bâtiment historique du GrandHôtel Dobbiaco, l’endroit est unique en son genre. Une carte courte, toujours de saison, mais incroyablement inventive. A ne pas rater.
tilia.bz/fr/