Pop Culture

La sorcière, nouvelle figure féministe

Du XVe au XVIIe siècles, on les brûlait vives pour avoir affiché un mysticisme suspect, un caractère bien trempé ou une sexualité trop débridée. Aujourd’hui, on les porte aux nues pour leurs revendications féministes, leur aura d’outsider et leur beauté sulfureuse. Du bûcher au piédestal, comment la figure de la sorcière est devenue une égérie pop, engagée et ultramoderne.
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“La sorcellerie est la religion de la terre, c’est la spiritualité de l’anima mundi, l’âme du monde.”
Amanda Yates Garcia

 

À quoi sont prêtes les actrices pour incarner un rôle dans un biopic ? Si la plupart essaient de se documenter généreusement, d’autres déploient des stratégies plus radicales, telle Margot Robbie qui a contemplé la vraie garde-robe de Sharon Tate et porté ses bijoux pour mieux la cerner avant le tournage de Once Upon A Time in Hollywood,  de Tarantino. Il y a encore plus impressionnant. En octobre dernier, Helena Bonham Carter, muse de Tim Burton, qui possède tout l’accoutrement gothique de la pythie des temps modernes IRL (des cheveux hirsutes aux boots pointues lacées), livrait une confidence surprenante dans le Guardian. Pour préparer le rôle de la princesse Margaret dans la troisième saison de The Crown,  elle a convoqué le fantôme de la soeur d’Elisabeth II, décédée en 2002, lors d’une séance de spiritisme. Apparemment, celle-ci était d’accord avec le fait que l’actrice lui prête ses traits, à deux conditions près. “Elle m’a dit que je devrais me brosser les cheveux et avoir une apparence un peu plus soignée,  raconte Helena. Et aussi de faire très attention à ma façon de l’imiter quand elle fumait avec son porte-cigarettes.”  Avant elle, en février 2017, Lana Del Rey, qui a récemment repris le cultissime tube psyché Season Of The Witch  de Donovan, partageait sur Twitter les ingrédients d’un sortilège adressé à Trump. Elle se joignait ainsi au défi lancé par l’organisation W.I.T.C.H (Witches International Troublemaker Conspiracy From Hell) qui avait décidé de s’en prendre au chef d’État. Au lieu de se planquer de peur de finir au bûcher, de plus en plus de femmes se déclarent ouvertement sorcières. Et c’est sur le net que ces bad girls exercent en premier lieu leur pouvoir de fascination sur une horde de jeunes filles en quête de sens.

DES GWYNETH PALTROW CHAT NOIR

C’est le cas des #WitchesOfInstagram, influenceuses d’un nouveau genre qui ont troqué le balai et le chapeau pointu pour les réseaux sociaux, les émojis boule de cristal et des tarots ultra beaux en vente en ligne. Parmi elles, les plus populaires se trouvent aux États-Unis ou en Angleterre. Il y a Amanda Yates Garcia, plus connue sous le nom d’Oracle of Los Angeles, qui propose de booker une séance avec elle sur son site web ou d’écouter son podcast Strange Magic, mais aussi Pam Grossman, créatrice du podcast The Witch Wave, la blogueuse Jack Parker et sa newsletter Witch Please (qui fait l’objet d’un livre du même nom qui vient d’être publié en France chez Pygmalion), Jenna Caprice et sa chaîne YouTube The White Witch Parlour, ou encore Harmony Nice et ses vlogs. Amanda Yates Garcia, qui vient de sortir son premier livre, Initiated: Memoir of a Witch (Grand Central Publishing/ Hachette), exerce dans la ville des mirages et des faux-semblants : Los Angeles. On imagine combien d’apprentis acteurs et actrices vont consulter ses prédictions et jeter des sorts pour obtenir un rôle. Mais pas seulement. Beaucoup d’autres souhaitent simplement le “retour de l’être aimé” ou simplement être plus en phase avec eux-mêmes. La jeune femme nous explique : “Ma mère était une sorcière et elle m’a initiée à la sorcellerie à l’âge de 13 ans. À la fin de mon adolescence, je me suis détournée de ma tradition familiale. J’y suis retournée lorsque je me suis rendu compte que la sorcellerie pouvait m’aider à me connecter à mon pouvoir, à survivre et à prospérer dans le monde contemporain. J’ai commencé ma pratique en tant que sorcière à travers des rituels publics, et les gens m’ont finalement payée pour les faire en privé. Je lis aussi le tarot, je réalise des rituels de guérison et de selfempowerment, et de la transe avec mes clients pour les aider à se connecter à leur intuition. La plupart d’entre eux travaillent dans les domaines créatifs.” Comme pour Amanda, les pratiques des magiciennes modernes sont diverses : rites ésotériques, lectures, bougies, méditations, rituels de pleine lune, médecines douces, astrologie, pierres magiques… Le tout forme une tendance que l’on pourrait baptiser “mysticore”, ou le normcore des filles qui ne rentrent pas forcément dans le rang. On n’hésite donc pas, pour s’initier, à puiser un peu partout, que ce soit en commandant la réédition du tarot de Dali ou en regardant un film de Jodorowsky. On peut aussi faire un tour au Museum of Witchcraft and Magic dans les Cornouailles ou dans la librairie culte Catlandbooks de Williamsburg sans risquer de faire peur à son entourage. Fini donc les nez crochus, les sorcières d’aujourd’hui sont tout sauf effrayantes. Il s’agit plus d’un lifestyle cosmique pour améliorer son quotidien que d’une pratique occulte de harpie. 

Amanda Yates Garcia nous éclaire : “La sorcellerie est la religion de la terre, c’est la spiritualité de l’anima mundi, l’âme du monde. Nous avons longtemps oublié que nous avions ce lien, mais de plus en plus de femmes se rappellent que nous sommes des sorcières, que cela signifie que vous agissez au service de la terre, en reconnaissant votre propre pouvoir et en travaillant en collaboration avec d’autres pour réenchanter le monde.” La Française d’origine polonaise Melody Szymczak, auteure de Comment devenir une cosmic girl, manuel d’une sorcière moderne (Hachette) n’a pas honte, elle non plus, de se définir comme une sorcière, mais elle tient plus de Gwyneth Paltrow que des sorcières de Salem ou de Jeanne d’Arc. Elle nous confie que “les sorcières sont partout. On peut réveiller la sorcière qui est en nous en allumant une bougie, en se tirant les cartes, en se préparant une tisane spéciale un soir de nouvelle lune ou encore en méditant, en écoutant de la musique. Ce n’est pas forcément une force sombre, mais une femme qui se reconnecte avec son instinct, l’univers et la nature. Dans le monde ultra stressant et compétitif dans lequel on vit, cette spiritualité apparaît aussi comme un moyen de ralentir et de renouer le contact avec soi.” 

Amanda Yates Garcia, auteure de “Memoir of a Witch”.

JOUE-LA COMME HERMIONE

Comme la femme vampire, la sorcière fascine aussi la pop culture. Avec ses longs cheveux corbeau, ses bijoux gothiques et ses cristaux, elle est follement télégénique. De la série des années 60 et 70 Ma Sorcière bien-aimée à Practical Magic (1998) avec Sandra Bullock et Nicole Kidman en passant par Les Sorcières d’Eastwick (1987), Maléfique (2014) avec Angelina Jolie, The Witch (2015), Sky’s A Discovery of Witches (2018), Suspiria (l’original et le remake) ou The Love Witch (sorti en 2016 et ayant pour slogan “she loved men… to death”), la sorcière hante les écrans. Un intérêt qui a augmenté ces dernières années puisque Charmed, Sabrina et The Craft ont tous droit à leurs reboots. Même les hommes s’y mettent, avec la diffusion en décembre 2019 de The Witcher sur Netflix avec Henry Cavill dans le rôle d’un sorcier sexy. En musique aussi, le sortilège fonctionne à merveille comme l’ont prouvé les ensorceleuses FKA Twigs, Azealia Banks, le groupe L.A. Witch ou encore Princess Nokia. Et avant elles, Kate Bush, Stevie Nicks et Courtney Love, qui incarnaient à leur manière l’idéal d’une femme forte, spirituelle et envoûtante. Tous les pans de la culture sont aujourd’hui touchés. La peintre polonaise Aleksandra Waliszewska, admirée par Nick Cave, réalise ainsi des visages de femmes habités d’araignées et des démons à têtes animales ou féminines terrifiants. Des oeuvres qui, au Moyen-Âge, lui auraient valu un procès.

LA BEAUTÉ DU DIABLE

En mode, ce sont Alessandro Michele chez Gucci et le label Undercover (avec sa collection automne-hiver 2019-20 intitulée “Suspirium” en hommage au remake de Suspiria de Luca Guadagnino) qui se passionnent pour les symboles occultes. Susie Cave, la femme de Nick, imagine des robes de princesses mi-angéliques mi-maléfiques pour sa marque Vampire’s Wife. Tandis que la styliste britannique d’origine turque Dilara Findikoglu a organisé un défilé sous forme de rituel consacré à l’écologie et un catwalk dans une église catholique londonienne pour présenter ses silhouettes macabres d’inspiration goth’ victorien, très prisées par Rihanna et FKA Twigs. En France, la directrice artistique de la marque Atelier D, Colombine Jubert, dédie une collection intitulée “La mode qui porte chance” à l’univers du mystique, avec, notamment, des blousons ornés de broderies “fortune teller”, de lunes et d’étoiles. Elle a même convoqué sa cartomancienne, à l’occasion de l’ouverture de son pop-up à Paris en novembre dernier, pour qu’elle tire les cartes aux clientes. Elle avoue : “Je crois beaucoup à la psychomagie et aux sorcières modernes qui sont tellement plus nombreuses qu’on ne le croit, et tellement positives. Les arcanes et les présages qu’elles délivrent sont des sujets appréciés par beaucoup de monde, bien que dénigrés par l’ordre social établi. J’avais envie d’en explorer la poésie à travers cette collection, et de partager la fascination qu’elle suscite en moi. La magie donne un pouvoir à travers des symboles, des objets divinatoires comme les cartes. La mode a aussi un pouvoir psychologique : une robe peut insuffler une force incroyable car vous vous sentez belle dedans. Le symbole ésotérique comme le vêtement ne font que réveiller des énergies que nous possédons déjà en nous : ils nous aident mentalement à les révéler.” En beauté, le philtre d’amour agit aussi. Déjà, dans Blanche-Neige, la méchante reine voulait se débarrasser de sa jeune rivale pour qu’on lui dise dans le miroir qu’elle était la plus belle. La sorcellerie habite aujourd’hui les packagings et les recettes des huiles, élixirs et bougies de marques comme Moon Juice ou Goop qui font office de potions wellness. De la gourde infusée au quartz rose jusqu’aux pierres censées posséder des vertus magiques de The Hoodwitch, en passant par la dernière campagne parfum No5 L’eau de Chanel montrant Lily-Rose Depp en diseuse de bonne aventure, on ne sait plus à quel joli démon se vouer. 

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Collection Gucci resort 2020.
Collection Dilara Findikoglu printemps-été 2020.
Collection Undercover automne-hiver 2019.
Collection Undercover a Collection Gucci resort 2020. utomne-hiver 2019.

LE PATRIARCAT JETÉ DANS LE CHAUDRON

Et le charme n’est pas prêt de se rompre. Car le come-back fracassant des sorcières, dans la vraie vie comme dans la pop culture, a des racines profondes.  Il accompagne le dévoilement d’un monde de plus en plus inquiétant. Le nombre d’apprenties sorcières a augmenté avec l’arrivée de Trump aux États-Unis etdu Brexit en Angleterre. Les sorcières ne se contentent pas de la société étriquée et effrayante dans laquelle elles vivent, elles veulent remédier à l’ordre des choses. Et s’il y a bien une chose qu’elles veulent éradiquer, c’est le patriarcat. Le pouvoir d’attraction de la figure de la sorcière est en effet intimement lié au féminisme. De plus en plus de femmes veulent prendre le pouvoir que les hommes leur ont confisqué des siècles durant. Et changer leur sort en se proclamant elles-mêmes sorcières. Le mot “sorcière” était pendant des siècles une insulte misogyne synonyme de mégère ou de maîtresse de Satan. Mais la chasse aux sorcières était bel et bien une guerre faite aux femmes comme en témoignent deux livres d’enquêtes récents, celui de Mona Chollet (Sorcières – La Puissance invaincue des femmes  chez La Découverte) et celui de Céline du Chéné (Les Sorcières, Une histoire de femmes  chez Michel Lafon). Entre les XVe  et XVIIe  siècles, les femmes étaient condamnées à mort après des procès absurdes les déclarant responsables de tous les malheurs du monde. Leur procès était celui fait aux femmes à la personnalité affirmée, célibataires, sans enfant ou âgées, ou alors celles qui affichaient simplement leur différence. Dans ses représentations les plus ancestrales, la sorcière fait peur autant qu’elle séduit par sa beauté fatale et sa sexualité débridée. D’ailleurs, à l’époque des sorcières de Salem, ce sont souvent les mangeuses d’hommes et les coupables d’adultère qui sont envoyées au bûcher. Pour Amanda Yates Garcia, sorcellerie et féminisme pourraient désormais se confondre dans une vision intersectionnelle parce que “les sorcières ne sont pas définies par leurs relations avec les hommes. Elles ne sont ni des épouses, ni des mères, ni des filles. Elles ont un pouvoir à part entière. De plus, les sorcières ne capitulent pas devant le patriarcat capitaliste suprémaciste blanc. Nous nous sommes toujours tenues à l’extérieur et nous y résisterons toujours. Ayant été élevée par une sorcière, je n’ai pas non plus honte de la sexualité. Les sorcières embrassent la sexualité et l’érotisme – ce que le patriarcat veut toujours réprimer ou exploiter chez les femmes. Les sorcières croient en la justice sociale, au caractère sacré de la terre, célèbrent la culture queer et croient que les femmes devraient avoir le droit de subir un avortement sans danger et en toute légalité. Ce sont tous des idéaux féministes”Elisabeth Krohn, qui édite le magazine Sabat  montrant de sublimes shootings de déesses puissantes et badass, ajoute : “On constate une corrélation croissante entre l’attention portée à la fois à la sorcellerie et au féminisme dans les années 1970 à 1990, et maintenant. Pour les filles qui grandissent aujourd’hui, ce monde de consommation insatiable, dominé par les hommes, est empreint d’incertitude, de tragédie, voire de dystopie. Nous semblons avoir un océan d’options, mais en même temps : changeons-nous quelque chose ? pouvons-nous vraiment être et faire ce que nous aimons ? avons-nous des pouvoirs ? En écho aux sentiments de beaucoup de femmes, la sorcière moderne aspire à un monde moins patriarcal et cynique, elle utilise de nouveaux outils pour pirater le système. Elle nous offre un autre chemin, mystique et orienté vers la nature, où nous entrons dans notre propre pouvoir féminin en tant que femmes et sorcières. Si ancienne que soit la sorcellerie, elle résonne avec de nombreuses valeurs dans la société contemporaine : l’individualisme, l’égalité des sexes, l’empowerment et l’environnementalisme, et devient un passage étonnamment progressif vers l’illumination spirituelle.” Les sorcières d’aujourd’hui seraient donc des outsiders qui résistent à toutes les formes d’autorité oppressives. Cela expliquerait pourquoi on trouve beaucoup d’entre elles dans les minorités et la communauté LGBT. À l’heure de #MeToo, c’est aussi une façon de revendiquer une sororité en créant des bandes de sorcières. Certaines ont fondé le Witch Bloc, un mouvement queer radical et militant, tandis que le Gang Of Witches officie dans la capitale (notamment au Palais de Tokyo) lors d’actions voulant mettre à mal le patriarcat. Ce ne sont plus les corps des femmes qui s’embrasent en 2019 mais les idées rétrogrades. Et si, en s’unissant, toutes les sorcières du monde arrivaient à brûler le vieux monde ?

Affiche du festival Gang of Witches, au Palais de Tokyo, en juin 2019.

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