Victoire de Castellane : "Je ne ferai plus les choses de la même façon"
“Je ne ferai plus les choses de la même façon.” Si le timbre de la voix est presque grave, le ton est délicieusement neutre. Dans son bureau situé à quelques pas de l’avenue Montaigne, assise devant les photos de sa première collection de haute joaillerie créée en 1999, Victoire de Castellane ne surjoue pas. On sent qu’elle a horreur des émotions inutiles et de la sensiblerie, qu’elle ne s’adonne pas volontiers à ce qu’on appelait autrefois “les exagérations”. Dans un sens comme dans l’autre. Car si la directrice artistique n’aime pas la flagornerie et ne manifeste pas d’aptitude particulière à l’auto-célé- bration, elle ne pratique pas non plus la fausse modestie, quitte à remettre parfois, avec tact, douceur et précision, les points sur les i. “J’ai dit à Bernard Arnault que je voulais créer pour Dior une joaillerie qui n’existait pas.” Et il faut bien reconnaître que son règne, qui a débuté en 1998 chez Dior à la tête de la haute joaillerie, pôle créé spécialement pour elle, n’a pas d’équivalent. Ne serait qu’en termes de longévité : deux décennies ininterrompues.
Telle Jeanne Toussaint et Suzanne Belperron
Mine de rien, il faut remonter aux fondations de Cartier, de Van Cleef & Arpels ou de Boucheron pour identifier une carrière d’une telle durée. En termes de prestige, d’influence et d’impact sur le long terme, on ne voit guère que deux concurrents sérieux. Des femmes justement : Jeanne Toussaint et Suzanne Bel- perron. Depuis le début de ce nouveau siècle, il n’est pas excessif d’écrire que Victoire de Castellane a non seulement pavé le chemin à une nouvelle génération de créatrices, mais a également posé un regard neuf sur la manière de créer et d’appréhender la haute joaillerie. Une joaillerie où on sent une caresse continuelle, une séduction galante, une ado- ration éperdue, une grande liberté d’esprit aussi. Une joaillerie conçue comme une partie fine où le bonheur de vivre et la joie d’exister tiennent une large place. Une joaillerie qui aime les femmes. Esprit de précision, toujours. L’inspiration de la créatrice a changé d’objet au fil des collections, mais elle n’a pas changé d’accent. Comme cueillies dans un jardin de Milly-la-Forêt, où Christian Dior avait élevé une propriété longtemps rêvée, les fleurs des premières collections, fleurs gourmandes, volumineuses et tendres, parsemées de coccinelles, de papillons, figurées par les aigues-marines, les améthystes, les saphirs roses, les grenats tsavorites posés sur de l’or blanc ont fait place aux plantes carnivores de la collection “Belladone Island”, aux attrape-mouches pas- sées au travers d’un nuage radioactif, aux bagues “Le Coffret de Victoire” qui rappelaient le crâne et les tibias entrecroisés des navires pirates, aux épines, pointes et piquants de la “La Fiancée du vampire” au sein de laquelle les spinelles et les rubis étaient si rouges qu’ils semblaient peints, à la manière d’une goutte de sang dans un film en Technicolor. À chaque collection saisit ce foisonnement artiste des couleurs, ses teintes prodigieuses et vivaces qui attestent la toute-puissance d’une volonté. Une explosion créative couronnée, à partir de 2012 (année de la première présentation d’une collection complète à la Biennale des antiquaires), par une succession de chefs- d’œuvre où la figuration parfois proche du pastiche laisse volontiers place aux abstractions virtuoses, aux évocations saisissantes du substrat, de la matière qui a vivifié la légende Christian Dior : la couture, l’étoffe, le mouvement, l’artisanat, la lumière. Au sommet de son art, Victoire de Castellane s’envole vers la simplicité.
L’esprit de famille
Simplicité ? Ne nous méprenons pas. La simplicité n’est pas la nudité ni la crudité, et encore moins la rudesse ou l’austérité. La simplicité c’est d’abord la recherche d’une essence. Et l’essence de Christian Dior, c’est un moyen d’expression, une qualité de vision que le maître formalisait ainsi : “Un modèle doit tout à la fois maintenir et surprendre.” En tant qu’objet précieux, les joyaux de Victoire de Castellane respectent des canons, en tant que parures, ces mêmes joyaux osent des insolences. Cette essence, c’est aussi un esprit. Un esprit de famille si l’on peut dire. Dans les syllabes enchantées du nom de Castellane, s’infusent mille ans d’Histoire de France. Prononcer le nom de Castellane, c’est s’autoriser le plaisir de tirer le fil d’une ligne directe et établie par les généalogistes depuis le xe siècle, de consulter un grimoire où évoluent des terroirs, des châteaux, des légendes féodales, toute une souveraineté grandiose, des prononciations oubliées – comme celle, parisienne, du nom : “Kastlane” –, des traditions d’hospitalités seigneuriales et de politesse aristocratique, de feuilleter enfin la chronique mondaine d’une famille qui a côtoyé et inspiré les nota- bilités les plus diverses et a souvent donné le ton de son époque. Cet esprit c’est aussi un piment, quelque chose d’un peu piquant. Ce piment, il nous semble qu’il est proche de l’esprit Mortemart que nous a signalé Saint-Simon sans hélas nous le décrire et qui a trouvé sa dernière expression sous la plume de Proust. L’auteur de la Recherche s’était en effet inspiré de Boni de Castel- lane pour décrire l’un de ses plus illustres personnages, Robert de Saint-Loup, neveu de la duchesse de Guermantes. Ce même Boni de Castellane, esthète fabuleux, grand amateur duxviiie siècle, qui apprit à Cartier les arcanes des arts décoratifs. Les chroniqueurs mondains ont répété avec délice les saillies féroces que le dandy adressait à son épouse dont la beauté avait moins d’attrait que la fortune : “Elle est plus belle vue de dot.” La spiritualité de la coterie de Castellane, c’est un esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus. Une politesse qui s’efforce d’être positive, précise, de se rapprocher autant que possible de l’humble vérité, quitte à privilégier le bon sens terrien, comme on dit à la campagne, aux grandes envolées qui se prennent un peu trop au sérieux.
Ainsi, quand on lui signale avec enthousiasme l’extraordinaire résurgence des savoir-faire que sa volonté a permis de remettre en lumière au cours de sa carrière, notamment l’utilisation de la laque, peu utilisée dans la haute joaillerie, Victoire de Castellane répond avec pragmatisme, comme pour dédramatiser : “Si je cherche une couleur d’or particulière et que ce n’est pas possible, j’utilise de la laque mais je ne fais pas de l’expérimentation à tout prix. Quand c’est le cas, c’est une conséquence et non un but en soi. Comme quand on va acheter de la moutarde pour épicer un plat.” Cette moutarde, c’est l’esprit de Castellane : un exhausteur de goût.
Vrombissement tellurique
Pour célébrer comme il se doit les vingt ans de la haute joaillerie Dior, la maison investit pendant la Bien- nale de Venise le fabuleux palais Labia où se déroula le légendaire Bal du Siècle de Charles de Beistegui en 1951. Ce collectionneur d’art français, petit-fils de pro- priétaires de mines d’argent mexicaines avait acquis ce palais trois ans auparavant pour “se souvenir dans un monde où l’amnésie devenait la norme”. Un véritable plan Marshall de l’imaginaire et de la somptuosité. Cocteau s’était intéressé à l’évènement : “Beistegui a refusé huit millions des Américains pour filmer le Bal.” Christian Dior dira plus tard : “Ce fut la plus belle soirée que je vis et verrai jamais.” C’est en souvenir de cette soirée que le couturier, au moment d’écrire ses mémoires énonça sa philo- sophie des fêtes : “Les fêtes de cet ordre sont de véritables œuvres d’art. Elles sont souhaitables, nécessaires, importantes si elles redonnent le goût et le sens des réjouissances populaires authentiques.” La collection anniversaire, “Gem Dior”, se com- pose de 99 pièces, de très loin la plus grande collection de haute joaillerie jamais proposée par la maison de l’avenue Montaigne. Ce n’est pas une synthèse ni une prolongation, encore moins une conclusion ou un condensé. C’est une extraction, une quintessence, une ode à la beauté minérale des gemmes, un spectacle foisonnant et abrupt, conçu comme un moment dévoilant la vie réelle de la nature. Le sertissage est invisible, le volume des bijoux irrégulier, les pierres de centre –des diamants, des émeraudes, des saphirs multicolores, des spinelles, des tourmalines Paraïba, des grenats tsavo- rites, spessartites et violets – sont décentrées. L’ensemble évoque un enchevêtrement de cristaux de sucre, un sen- timent encore renforcé par le vaste éventail de tailles mobilisé : baguette, carrée, poire, coussin, ovale... Victoire de Castellane : “Les pierres fines et précieuses ont été imbriquées, elles forment des blocs compacts sur le dessus des bijoux... Je voulais reproduire l’aspect d’un brut. Les articulations ont été volontairement limitées, notamment sur les boucles d’oreilles, pour reproduire l’effet d’une masse de pierres au volume condensé.”Les blocs, compacts et pourtant gracieux, campent les grands phénomènes géologiques ayant traversé les millénaires, indifférents à l’histoire humaine. Et dans ce vrombissement tellurique, dans ces formes puissantes où perce l’antique ossature de la Terre, la couleur des profondeurs éclate en tableaux monochromes, les teintes s’entrechoquent pour composer des variations de pixels. Chaque pièce porte d’ailleurs le nom d’une nuance. “C’est un peu comme si j’avais mis les collections de ces vingt dernières années dans un shaker pour en ressortir l’ADN de Dior Joaillerie.” Cette essence, comme extraite d’une déconstruction, c’est elle, c’est Victoire de Castellane.