Jean-Christophe Babin (Bvlgari) : « Le but, c’est de trouver le vaccin universel »
De très nombreuses maisons de luxe ont manifesté par des actions diverses et des dons généreux leur conscience sociale pendant la crise sanitaire. Mais il faut le dire clairement, aucune n’a été aussi vite et aussi loin que Bvlgari. L’immense joaillier romain a véritablement pris à bras le corps le sujet, Immédiatement et en profondeur. Petit récapitulatif : dès le début du mois de février, la maison finançait l’achat d’un microscope haute-technologie destiné à l’hôpital Spallanzani de Rome dont les chercheurs venaient de parvenir à isoler le virus, mi-mars, le joaillier mettait en route la fabrication intensive de gels hydro alcoolique, avec distribution progressive et gracieuse, d’abord en Italie, puis en Suisse et enfin en Angleterre.
Aujourd’hui, le joaillier romain annonce dans le cadre d’un vaste programme qui dépasse le simple cadre de la lutte contre le Covid-19, la création d’un fond, le Bvlgari Virus Free Fund. Ce fond qui est une ONG destinée à financer des entités hautement qualifiées dans la recherche et le développement de stratégies innovantes pour encourager la guérison et la rémission face aux différents types de virus, va notamment soutenir l’institut Jenner de l’université d’Oxford qui abrite un corps de chercheurs spécialisés dans le développement de vaccins, et l’institut National Lazzaro Spallanzani à Rome. Le but avoué : aider à l’émergence d’un vaccin universel. Les clients du joaillier pourront, s’ils le souhaitent, contribuer à ce fonds grâce à un outil de blockchain qui permettra de suivre l’itinéraire des dons.
Derrière ce plan d’action ambitieux se trouve Jean-Christophe Babin, PDG de Bvlgari. C’est lui qui, depuis 2013 a amené le joaillier romain aux sommets où il se trouve actuellement, faisant briller la maison aussi bien dans ses domaines de prédilections que sont la joaillerie et la haute joaillerie que dans l’horlogerie, la maroquinerie, le parfum et l’hôtellerie. Une parole libre.
Dons conséquents, fabrication intensive de gels, aide aux hôpitaux en Italie, Suisse, au Royaume-Uni et au Japon, soutien à des institutions qui ont joué un rôle déterminant dans la lutte contre le Covid-19 (l’institut Spallanzani à Rome qui a isolé le virus et l’université d’Oxford qui vient de prouver l’efficacité de la dexaméthasone), Bvlgari est une des premières maisons a avoir réagi aussi vite et profondément à la crise actuelle. Qu’est ce qui a déterminé cette réactivité ?
Il y a d’abord la nature profondément italienne de l’entreprise. En Italie, on préfère l’action à la lamentation. Ensuite, Il y a eu peut-être un ancrage local qui a favorisé la chance. En Janvier, je me rappelle que je dinais au Bvlgari Milan Hotel avec mes collaborateurs de Wuhan qui m’alertent sur une maladie étrange qui frappe le pays. Les autorités sanitaires, la police ferment les boutiques. C’est troublant. Le lendemain, j’appelle l’hôpital Spallanzani à Rome – j’habite dans le centre-ville, et à Rome on se connaît un peu tous – qui me confirme qu’ils sont en train de travailler sur le sujet. Effectivement, une semaine plus tard, leurs chercheurs réussissent à isoler le virus. Nous décidons qu’il faut immédiatement les soutenir. Ils ont besoin d’équipements de pointe : nous finançons l’achat d’un microscope haute technologie. Naïvement, je croyais à l’époque que l’épidémie serait circonscrite à la Chine et qu’il s’agissait avant tout d’aider nos amis chinois. Nous ne savions pas encore que la maladie serait l’affaire de tous. Comme nous sommes une maison globale, on a ensuite travaillé avec les gouvernements suisses, puis avec l’Angleterre qui a été le dernier pays touché en Europe. Cela nous a mené progressivement à Oxford que nous avons décidé de soutenir. Je crois que nous avons eu du flair : alors que beaucoup d’institutions recevaient des moyens plus conséquents, c’est Oxford qui vient hier de publier un essai prouvant l’efficacité de la dexaméthasone en tant que traitement efficace contre le Covid-19.
Ces soutiens se font dans le cadre d’un plan d’action qui va bénéficier à plusieurs institutions de pointe dont la Rockfeller University aux Etats-Unis. Premièrement il s’agit de les aider à mettre au point un vaccin contre le Covid-19 mais surtout, d’aller au-delà et de trouver, ce qui est un peu le Graal, un antivirus universel : l’équivalent de ce qu’a été il y a un siècle, l’amoxidine dans le domaine des antibiotiques. L’humanité serait alors vraiment très protégée.
Vous prenez ouvertement la parole sur les problématiques de notre époque, notamment sur la responsabilité sociale des entreprises. Or le monde de la joaillerie est réputé pour sa discrétion. Pensez- vous que transparence et luxe fassent bon ménage ?
Je suis convaincu que oui. Il y a 20 ans, les clients étaient intéressés par l’achat d’un très bel objet, d’une exécution parfaite, transférable à la génération suivante et très statutaire. Cette dimension reste forte : on n’achète pas innocemment un collier à 100 000 euros. Mais en même temps, il y a une attention importante qui est portée à tout ce que la maison qui conçoit ces beaux objets représentent. Une société n’est plus une entité désincarnée mais une personne morale, dans tous les sens du terme. On attend d’elle des parti pris, des convictions, des valeurs. On attend aussi d’elle parfois qu’elle rende à la société ce que la société lui donne, surtout dans les moments difficiles. Je pense que les sociétés privées ont vraiment un rôle à jouer, aux côtés des États, dans les challenges à venir, qu’ils soient écologiques, sanitaires ou économiques. C’est la raison pour laquelle nous aidons autant, pour ne citer qu’un exemple, la ville de Rome dans le domaine de la restauration architecturale : on ne peut pas prétendre qu’une ville au patrimoine architectural aussi dense puisse assumer seule par ses ressources fiscales la restauration de ses chefs d’œuvres. Le privé doit participer. Le client va prendre de plus en plus en compte cela en considération : oui le produit est magnifique, mais est ce qu’il est fait par des gens bien?
Une personne morale composée de collaborateurs bien vivants. C’est important pour la Maison de les associer à ces batailles à venir ?
Oui. Pour Save the Children ou plus récemment pour le fonds, nous n’avons pas fait qu’un chèque. Save the Children, c’est une donation qui se fait à travers la vente de produits décidés et fabriqués à cet effet. Nos mains dans les ateliers fabriquent ces produits qui vont générer 90 euros par pièce, et au final créer les 100 millions qui depuis 2009, date à laquelle nous avons initié ce partenariat avec l’association philanthropique, ont permis d’améliorer plusieurs milliers d’écoles destinées aux enfants défavorisés. De la même façon, ce sont nos mains qui sont allés courageusement à notre usine à Lodi, à un moment ou personne ne voulait sortir de chez soi, pour fabriquer ces gels qui sont des solutions instables et fragiles. 60 employés sur la base du volontariat, sont allés livrer bataille. Ils étaient fiers d’être en première ligne, grâce à Bulgari, qui leur donnait ainsi les moyens d’être des protagonistes actifs dans la lutte contre le Covid-19 tout en exprimant leurs talents. Au dela des clients, les employés eux-mêmes savaient qu’ils étaient au sein d’une entreprise capable de faire autre chose que des profits.
Tirez-vous d’ores et déjà un enseignement des pratiques nouvelles (le télétravail et les visioconférences notamment) mises en place durant le confinement ? Du point de vue de vos relations avec vos partenaires et vos clients, mais aussi de votre agenda personnel.
En ce qui concerne les clients, durant toute la période de fermeture, on a organisé énormément de rencontres, via Zoom notamment, avec tous nos clients locaux, nos partenaires dans la distribution multimarque horlogère, pour les tenir au courant. On ne les a jamais vu aussi souvent. En interne, cela a énormément rapproché les équipes. Cela m’a permis de découvrir beaucoup de talents à des niveaux hiérarchiques que je vois rarement dans les visites de marchés. La réponse est donc, oui : cela va changer durablement nos façons de travailler. On continuera de se voir physiquement, parce qu’on en a envie et qu’on en a besoin. Mais les rendez-vous Zoom permettront dans le même temps de rendre nos vies plus équilibrées. Et puis dernier point, qui m’a émerveillé : dans une réunion classique il y a une table qui est toujours présidée. Dans un écran digital, c’est plat, on a tous le même rectangle. Finalement il n’y a plus de chefs. J’ai remarqué que les collaborateurs s’exprimaient plus facilement sur Zoom que dans une réunion physique. Ce facteur d’égalisation que la technologie impose est aussi très fertile dans la libéralisation des timidités.
Vous prenez la parole sur des sujets graves : la lutte contre la pandémie, la responsabilité morale des entreprises, l’écoresponsabilité. Or Bvlgari représente la Dolce Vita, la joie de vivre. Comment à l’avenir, allez-vous concilier la gravité de l’actualité et l’allégresse qui constitue l’essence de la Maison ?
Prenons le cas de Save the Children. Quand l’association aide les enfants issus d’un camp de réfugiés à bénéficier d’une éducation scolaire, c’est un sujet grave. On parle de personnes déracinées suite par exemple à un tremblement de terre comme à Haïti, de guerre civile, de famines, on parle de conditions de vies difficiles même quand les camps sont bien financés, en Jordanie notamment en ce qui concerne le drame syrien. En recréant dans ces camps des jardins d’enfants et des écoles, nous ramenons de la joie et de la dignité. Chez Bulgari, ces initiatives ont toujours cohabité avec la mise en lumière plus classique de nos nouveautés, et elles ont toujours été perçues de manière positive. Je pense aussi que les gens comprennent la démarche et respectent nos initiatives parce qu’elles s’inscrivent dans le temps : le Bvlgari Virus Free Fund bénéficie aujourd’hui de plus de 10 ans d’expérience apportée par les actions menées dans le cadre de Save the Children. Dès lors que ce soutien est compris comme un soutien authentique, à long terme et non pas opportuniste, il exalte les valeurs et valide le cœur d’activité de la société.