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Daniel Roseberry : "J'ai toujours aimé le fait qu'Elsa Schiaparelli soit une outsider"

n le connaît à peine, mais on l’aime déjà. Le nouveau directeur artistique de Schiaparelli, nommé en avril dernier, lance la première collection de prêt-à porter de la maison. Pour “L’Officiel”, il nous dévoile ses origines, ses projets, ses rêves devenus réalité.
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Il arrive d’un pas franc, le sourire renversant. Dehors, la place Vendôme est baignée de soleil. Il est assez généreux ce jour d’automne pour traverser les vitres des hautes fenêtres de l’hôtel particulier et adoucir l’atmosphère. Nous avons rendez-vous pour rencontrer ce jeune homme de 33 ans qui, pendant dix ans, a travaillé à New York aux côtés de Thom Browne. Une décennie de bons et loyaux services. Une amitié sincère. La réalisation de collections homme et femme toutes créatives et désirables. À part cela, on sait très peu de choses du garçon. Vêtu entièrement de bleu marine. À l’exception d’une chemise blanche à fines rayures bleu ciel que l’on voit dépasser du col de son pull. Cheveux bruns et barbe impeccablement taillée. Daniel Roseberry rayonne d’une positive attitude toute en retenue. Pas de celle, surjouée, qu’il nous arrive de croiser. Non. Lui est poli, agréable sans en faire des tonnes. Depuis son arrivée, il a déjà présenté une collection de haute couture en juillet dernier très applaudie. Et surtout, grande nouveauté, il a lancé le prêt-à-porter lors de la fashion week parisienne en octobre dernier. Une première dans l’histoire de Schiaparelli, relancée il y a sept ans, après soixante ans de mise en sommeil. C’est Diego Della Valle, le PDG de Tod’s, qui a eu l’audace de remettre la maison sur le devant de la scène. D’abord avec la couture et aujourd’hui avec le prêt-à-porter. L’occasion de connaître un peu mieux cet Américain à Paris.

L’Officiel : Qu’est-ce que Schiaparelli représente pour un Américain ?
Daniel Roseberry : J’ai toujours aimé le fait qu’Elsa Schiaparelli soit une outsider. Elle a une histoire très particulière. Être un Américain, le premier à la tête d’une maison française, me permet de me sentir relié à elle. Il est plus simple alors de briser les codes.

C’est l’une des raisons pour laquelle vous avez accepté ce poste : vous perceviez cela comme un challenge moderne, global, relié à la réalité ?
Exactement. Schiaparelli est à la fois très ancrée dans la réalité tout comme dans la fantaisie. C’est avec ces codes que j’ai envie de m’amuser et que je souhaite raconter des histoires.

Croyez-vous que nous avons le temps de penser à la poésie dans notre monde de business ?
C’est primordial. Et les clients sont enclins à cela. Nous avons pris l’habitude de voir des choses étonnantes, qui nous défient. Instagram est un tremplin à ces avancées. Tout est si désordonné de nos jours, on va même jusqu’à parler de fin du monde, tout ce qui peut être amusant et divertissant devient de nouveau sérieux. C’est le moment idéal pour la maison Schiaparelli de prendre la parole.

L’humour est un élément clé chez Schiaparelli, vous souhaitez le mettre en avant dans vos créations ?
Le challenge est qu’Elsa reste une personne inimitable. Alors j’essaie simplement d’être moi et d’exprimer l’humour via les vêtements.

Et vous, quel genre d’humour pratiquez-vous ?
Je pense être un peu plus réservé qu’Elsa ne devait l’être. Mais j’ai mon propre sens de l’humour. Et ce qui est parfait avec cette maison, c’est que je peux l’exprimer à travers mes vêtements et mes défilés. Mes meilleurs amis m’ont avoué avoir attendu ce moment depuis longtemps.

J’ai l’impression que, dans la vie, vous êtes secret, réservé, mais que vous cachez quelque chose de plus extravagant. La confiance est-elle capitale pour vous révéler ?
C’est exactement cela! J’ai grandi en apprenant à garder une attitude toujours très convenable. Peut-être trop?

En parlant de votre enfance, d’où venez-vous ?
De Dallas, au Texas. Je viens d’une grande famille traditionaliste et religieuse, nous étions quatre enfants. Mon père était alors prêtre, et un de mes frères aussi.

Comment avez-vous pu imaginer travailler dans la mode?
Une partie de ma famille est artiste : ma mère, mes grand-mères... J’étais entouré de sculpteurs, de peintres. L’art était à peu près partout dans la maison des Roseberry. Tout le monde m’a toujours soutenu, ils voyaient à quel point j’aimais dessiner. J’étais assez doué, très jeune, ce qui a décidé ma mère à m’enseigner le dessin, qui est devenu mon moyen de communication. Et je ne serais pas là où j’en suis si je n’avais pas été ce jeune garçon gay, artiste, dans une famille très traditionnelle, qui fréquentait une école privée et se rendait régulièrement à l’église. Si je n’avais pas grandi avec cette identité secrète, l’histoire n’aurait pas été la même. Être différent a été le déclencheur.

Vous rêviez constamment ?
Je cachais toute cette imagination contenue en moi. C’est assez étonnant : vous voyez quelqu’un, le côtoyez, sans vous douter de toute l’obsession qu’il recèle, de cette constante rêverie qui le poursuit. C’est ce qui me plaît : la personne la plus banale qui cache en elle une immense fantaisie.

Vous avez grandi avec ce secret et cet univers empreint de fantaisie ?
Oui, et vous construisez votre propre monde dans votre esprit. Beaucoup de designers utilisent les vêtements pour exprimer leur imagination, leur flamboiement... Ce que je trouve absolument formidable et très libérateur.

Pour vous, la liberté était synonyme de quoi?
D’expression.

Quand vous étiez jeune, désiriez-vous quitter Dallas, le Texas ? Ou continuer à rêver secrètement?
J’ai toujours su que je voulais vivre à New York, que je voulais faire de la mode. J’étais totalement terrifié à l’idée de me lancer, mais je savais que ça allait arriver.

Pourquoi avoir choisi la mode plutôt que la sculpture, l’art ou le cinéma?
Je me suis posé la question tellement de fois ! Car la mode nécessite tant de travail... Mais il me semble que ce choix est dû à l’existence des shows. Ayant grandi dans une église, j’ai cette culture de la cérémonie, de la quasi-performance. J’étais également dans une chorale. Le show est aussi important pour moi dans la communication que les vêtements.

Aujourd’hui, l’utilité des shows est pas mal questionnée. C’est beaucoup d’argent, pas très éco-friendly... Qu’en pensez-vous ?
Il faut sûrement réfléchir à d’autres formats, options. Mais un show reste un show. Certains de mes amis sont ressortis changés par cette expérience.

Vous adorez la musique. Avez-vous jamais pensé à devenir chanteur?
Plus jeune, oui. J’aurai adoré faire une émission comme “American Idol”. Mais ces rêves se sont évaporés. Ou plutôt, ils ont changé. Aujourd’hui, je vis l’un de mes rêves. Ce qui est intéressant car, lorsque qu’une telle chose vous arrive, vous prenez du recul. J’ai été au chômage à New York, l’an dernier. Juste après avoir quitté Thom Browne. Je n’avais plus rien, plus de rentrées d’argent, je dormais même dans l’appartement d’un de mes amis. Puis en quatre mois, j’ai déménagé à Paris, trouvé cette opportunité dans cette maison historique. C’est fou! Ce qu’il faut retenir de ses rêves, de ses fantaisies est qu’ils peuvent devenir réalité. Aujourd’hui je me dis : jusqu’où pouvons-nous aller ? Qui pouvons-nous habiller et comment avoir le plus bel impact ? Mon rêve est là puisque je suis chez Schiaparelli. Maintenant, je dois en trouver de nouveaux.

Parlons du prêt-à-porter : il s’agit d’une première chez Schiaparelli. Que pensez-vous de la haute couture et du prêt-à-porter ?
Le processus de la couture est extraordinaire. Je n’avais jamais pu expérimenter cela à un tel niveau. Et tout est pour le client. Le plus extraordinaire du vêtement pour les êtres les plus extraordinaires. Le prêt-à-porter possède quelque chose qui se rapproche davantage d’une modernité, d’un uniforme de notre garde-robe. C’est en tout cas comme ça que je l’ai pensé pour la première collection, à l’inverse de la couture où chaque look représentait un monde différent.

Combien de pièces avez-vous imaginées pour cette première collection de prêt-à-porter ?
C’est assez petit. Je dirais un peu plus de cent. Mais c’est le début. La deuxième collection arrivera en mars, j’espère pouvoir réintroduire le manteau légendaire. Il y aura également un focus sur les accessoires. Ça tombera pour l’automne prochain, une saison que j’adore travailler.

Schiaparelli a la réputation d’être sérieuse mais excentrique, créative, intellectuelle... Vous êtes à la bonne place.
Tout à fait d’accord. Les gens ressentent cette connexion entre ce que nous faisons et ce que la maison avait commencé.

Aimeriez-vous imaginer une collection homme pour Schiaparelli?
Oui. Elle en a fait un peu dans les années 50. Mais ce n’est pas une priorité. J’aime énormément l’idée toutefois. Il y a quelque chose dans ma personnalité qui répond vraiment à cet aspect introverti, que je ressens davantage chez l’homme. C’est très personnel. Le processus est très différent pour la femme. J’ai fait mes classes chez Thom Browne, et je pense qu’il fait vraiment les meilleures collections homme au monde.

De quoi vous souvenez-vous de cette décennie à ses côtés?
C’est une autre époque. J’étais à New York, dans ma vingtaine. Je suis très nostalgique de cette période. Je deviens très sensible lors qu’il s’agit du passé. J’ai été le bras droit de Thom, nous avons partagé le même bureau et j’ai vraiment vu la manière dont il opérait, au travail, lors d’interviews, des shows. Thom n’est pas une caricature de la mode : il ne fait pas de drame, il est atypique. Il est un exemple pour moi.

Qu’aimez-vous de votre passé? De quoi êtes-vous nostalgique?

L’innocence. Je ne suis pas une personne cynique et je ne suis pas attiré par ce trait de caractère chez les autres. L’innocence est une vertu de l’enfance que j’aime, et j’aime les gens qui ont gardé cette innocence très pure. Que j’essaie moi- même de maintenir. Et qui n’est pas chose aisée dans cette industrie.

Vous vivez à Paris maintenant. Qu’aimez-vous ici ?
Joker (rire)... En réalité, j’aime Paris, c’est agréable car je vis dans le 1er arrondissement. C’est une ville extraordinaire mais l’art de vivre français est quelque chose à quoi il faut encore que je m’habitue. Toute l’administration, la bureaucratie, les vacances. L’accueil de la presse française a été merveilleux. Je fais partie du cercle très fermé de la haute couture. Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Néanmoins, cette culture est complètement différente de celle de New York, ça a été un choc. Et il y a la langue. J’aimerais tellement pouvoir parler français couramment et me lancer dans une conversation!

Vous vous levez très tôt ? Vous vous couchez très tard ?
Ça dépend, mais je dors très peu. Je suis un peu insomniaque. Toujours debout entre 3 h et 5 h du matin.

Vous aimez sortir ? Vous faites du sport ? Mangez-vous une nourriture particulière ?
Je vais au musée. Je ne mange pas de viande rouge. Je fais énormément de sport, notamment chez Barry’s Bootcamp, autant que mon corps peut le supporter. Si je ne fais pas ça, tout devient trop fou pour moi. Sinon, je ne sors pas vraiment. Au bureau, je suis le premier à arriver car j’adore travailler le matin place Vendôme.

Quand êtes-vous né?
Le 5 septembre. Je suis Vierge comme Elsa Schiaparelli, née le 10 septembre.

La spiritualité vous intéresse, vous qui êtes né dans une famille très croyante?
Je ne suis pas catholique mais anglican. La spiritualité, la méditation sont très importantes pour moi. Surtout dans cette industrie folle.

Êtes-vous déjà allé en Inde?
J’ai été missionnaire en Inde, au Pakistan, en Jordanie et au Cachemire quand j’avais 19 ans. C’était une autre vie.

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