Peter Bogdanovich : "Hollywood n'existe plus, c'est juste une façade"
L’Officiel Hommes : “Hollywood essaie de vous tuer. S’ils n’y arrivent pas, vous devenez une légende”, avez-vous déclaré en interview. Êtes- vous une légende, Peter Bogdanovich?
Peter Bogdanovich : Finalement, qu’est-ce que cela veut dire être une “légende” de nos jours? Le mot est joli mais je ne sais plus exactement ce qu’il peut signifier.
Peut-être est-ce simplement de toujours exister, de toujours être présent dans l’esprit des spectateurs...
Probablement. Mais il y a des gens qui ont déjà oublié Jean Renoir. Alors que c’est le plus grand metteur en scène du monde occidental.
L’industrie du cinéma vous intéresse-t-elle encore ?
Pour être sincère avec vous, ce n’est guère encourageant. Que peut-on voir sur les écrans ? De la science-fiction ? Très peu pour moi : ce genre manque trop de “fiction” à mes yeux. Les films de super-héros m’ennuient à mourir. Et à part ça, des remake, des suites... Ça devient pathétique. Et si vous comparez à ce que produisait Hollywood dans les années 1930-1940, là, ça me brise le cœur. Hollywood n’existe plus, c’est juste une façade.
Pourtant, nombre de réalisateurs actuels se réfèrent aux metteurs en scène du “Nouvel Hollywood” tels que vous, Coppola, Scorsese, Friedkin...
Mais ils ne font plus de films sur les gens de tous les jours. Ils ne racontent plus d’histoires sinon en les tartinant d’effets spéciaux. Les studios produisent quand même pas mal de daubes.
Emir Kusturica a récemment déclaré que “regarder un film sur un téléphone est une insulte au cinéma.” Partagez-vous cet avis?
Totalement. C’est suicidaire. Kusturica, n’est- ce pas lui qui avait tourné ce film, Te souviens- tu de Dolly Bell ?
Oui, en 1991...
Je faisais partie du jury qui lui a décerné le Lion d’or de la première œuvre au Festival de Venise. On nous avait mis la pression pour récompenser un film italien dont j’ai oublié le titre mais qui n’était vraiment pas bon. C’étaitridicule.Kusturicadominaittoutela compétition.
Aucune raison selon vous d’être enthousiaste en ce qui concerne le cinéma américain?
La technique m’importe peu, finalement. Je reste ce que j’ai toujours été: un conteur d’histoires. Qu’est-ce qui me plaît de nos jours? J’aime bien le cinéma de Wes Anderson. Voilà quelqu’un qui s’intéresse à ses personnages. Noah Baumbach également. J’aime beaucoup son travail. Tous les deux m’appellent “papa” ! Et je les considère comme mes fils. Tarantino fait aussi de bons films à l’occasion mais ils sont généralement trop violents pour moi. J’avoue que je ne me penche pas trop sur ce que fait la jeune génération de cinéastes actuelle. Je suis sûr que certains doivent en valoir la peine.
Netflix va-t-il tuer le cinéma?
Je comprends ce que vous voulez dire. Mais vous ne pouvez pas arrêter le progrès. Netflix a lancé le système du streaming et dorénavant ce sera à qui prendra le train en marche. Disney est sur le point de diffuser toute sa production ainsi. En fait, on pousse le public à acheter des télévisions toujours plus grandes. C’est déjà moins pénible que de regarder un film sur son téléphone. Le drame, à mon avis, serait de perdre l’expérience de cinéma. Découvrir un film en salle, au milieu du public, pour moi, ça reste quelque chose de merveilleux. C’est toujours mieux que de le regarder seul chez soi. J’ignore vers où tout cela va nous mener mais cela ne laisse présager rien de bon.
Vous jouez les oiseaux de mauvais augure...
Je vois l’avenir du cinéma américain de manière très sombre, c’est vrai. Sa grandeur a disparu. Définitivement. Le système des grands studios avait ses failles, pouvait même parfois paraître cruel, mais c’était un bon système. Les metteurs en scène, les acteurs, les scénaristes même, étaient sous contrat. Aujourd’hui, chaque fois que vous entamez un nouveau film, c’est comme si vous repartiez de zéro. Cela ne m’a plus l’air si enthousiasmant que ça.
Au fait, validez-vous le terme “Nouvel Hollywood” ?
Ça ne me dérange pas plus que ça. Quoique je le trouve paradoxal. Lorsque j’ai débuté, je ne rêvais que d’une chose: retrouver les splendeurs du “vieil” Hollywood.
Formiez-vous une réelle bande d’amis ?
Nous étions plutôt chacun de notre côté. Je ne parlerais même pas de camaraderie entre nous. Avec Francis (Ford Coppola) et Bill (Friedkin), nous avions monté notre propre maison de production (The Directors Company, ndlr) mais elle a à peine tenu plus d’un an. J’ai été le seul à avoir fait un film qui fonctionne, Paper Moon (1973). Ensuite, j’ai dû partager les bénéfices, ce qui m’a passablement énervé. Bill, lui, n’avait rien fichu. Et Francis avait signé Conversation secrète qui avait surtout plu aux critiques et aux professionnels. Après, tout s’est disloqué. C’est dommage car nous avions vraiment un superbe deal avec la Paramount. Les studios nous donnaient carte blanche tant que nos films ne dépassaient pas les trois millions de dollars de budget. Et nous avions même le droit d’employer les metteurs en scène que nous voulions sur d’autres projets. Pour eux, le budget ne devait pas dépasser les 1,5 million de dollars.
Qu’est-ce qui vous manque le plus aujourd’hui ?
Les stars n’existent plus. Les grandes stars. Clint Eastwood est la dernière d’entre elles. Des acteurs qui donnaient l’impression de vivre plus que de jouer. Comme Cary Grant, comme John Wayne... Des hommes et des femmes à la personnalité tellement forte qu’elle finissait par prendre corps dans les personnages qu’ils étaient censés incarner. Eastwood n’a jamais été le plus raffiné des acteurs mais son aura est insensée. Quand il traverse une pièce, encore aujourd’hui, vous ne voyez que lui.
Personne qui ne trouve grâce désormais à vos yeux ?
Il y a de bons acteurs mais il n’y a plus de stars. Elles se sont envolées. Tout le monde veut devenir acteur aujourd’hui. D’où un certain manque de singularité.
Vous parlez de Clint Eastwood. Dans l’ouvrage Conversations avec Sergio Leone, de Noël Simsolo, Leone a des mots très durs vous concernant...
Je ne l’aimais pas trop non plus! Nous nous sommes rencontrés à l’époque parce qu’il souhaitait que je réalise Il était une fois la révolution. Je suis allé à Rome travailler trois mois avec son scénariste Luciano Vincenzoni, un excellent auteur. Mais entre Sergio et moi, c’était impossible. Je ne l’aimais pas, ni ses films d’ailleurs, à part Le Bon, la Brute et le Truand qui reste le meilleur pour moi. Parce qu’écrit par Vincenzoni. À vrai dire, je le trouvais fat. Sa grande réussite, c’est d’avoir fait de Clint Eastwood une star. J’aime Clint. Sergio, lui, était quelqu’un d’assez idiot, de puéril. Il ne racontait que des conneries : “Gros plan ! Gros plan ! Le cinéma, c’est les gros plans !”
Revenons à aujourd’hui. Los Angeles, la Cité des Anges, est-elle devenue le lieu d’une nouvelle forme de bigoterie ?
Avez-vous regardé Saint Jack? (Jack le Magni- fique, enVF). Déjà, pour l’époque, c’était un film assez inhabituel, mais à l’aune du sujet abordé (un aventurier à la petite semaine rêve d’ouvrir un bordel à Singapour, ndlr), il serait impossible à faire aujourd’hui. Lors de sa sortie, en 1979, Positif avait sorti un très beau papier intitulé Bogdanovich, l’incompris. La France a toujours eu un coup d’avance pour expliquer aux Américains ce qu’il y avait de bien dans leur culture. Vous l’avez fait avec le jazz, puis avec le cinéma...
Et pour ce qui est de l’ambiance à Hollywood?
Nerveuse. Je ne suis plus dans l’œil du cyclone mais je sens bien que personne ne sait vraiment par quel bout prendre le mouvement #metoo. Plus d’égalité, plus de réalisatrices... je suis tout à fait d’accord avec ça. Mais il y a une atmosphère de peur, de paranoïa. Tout le monde essaie d’être politiquement correct. Les gens se scrutent les uns les autres en attendant le prochain faux-pas. Et puis, ici, personne n’aime Trump. Cela ajoute à la sensation de dépression qui, selon moi, règne en ce moment sur Los Angeles. C’est quand même embarrassant d’être représenté aux yeux du monde par un type pareil.
Qu’est-ce qui pourrait, selon vous, sauver le système ?
Ils n’en sont même plus à se poser la question. Le cinéma rapporte bien trop d’argent ! Avez- vous vu les chiffres du Roi Lion? Lorsque James Cameron tournait Titanic, tout le monde prédisait une catastrophe. Le film avait coûté dans les 200 millions de dollars. Et il en a rapporté plus de deux milliards. À partir de là, les compteurs ont explosé. D’où les budgets faramineux que nous connaissons désormais. Mais l’argent n’est pas la bonne réponse. En tout cas pas pour moi. C’est le talent qui compte. Et de talent, Hollywood en manque aujourd’hui cruellement.