100 ans de sobriété à Whiskyland
Un breuvage 100 % yankee
Dans la guerre économique que se livrent les géants Absolut, Bacardi, Johnnie Walker ou Smirnoff, la firme Jack Daniel’s se démarque en revendiquant ce procédé coûteux… censé lui conférer une signature gustative très qualitative pour un produit issu de l’industrie. Nous ne sommes pas ici dans une winery terroir mais chez un alcoolier dont la « Still House » (parc d’alambics) peut cracher ses 90 galons d’alcool pur à la journée.
Les actionnaires du groupe Brown-Forman ont fait une excellente affaire en rachetant voici un demi-siècle pour 20 millions de dollars cette marque dont la gloire marketing est d’être un breuvage 100 % yankee. Et même sudiste : Jack Daniel’s est le poumon économique d’un comté perdu dont le village principal n’atteint pas les 1000 habitants. La société produit son bois et ses mélanges de céréales à Lynchburg, fabrique dans la ville voisine de Louisville ses propres fûts de vieillissement, embouteille ses flacons et reçoit chaque année... 250 000 visiteurs pour célébrer le whiskey « made in Lynchburg ».
"Nous sommes un Etat “sec” depuis la prohibition"
Une situation surréaliste pour le siège d’un tel colosse des spiritueux, surréaliste mais assumée : « Nous sommes un Etat “sec” [dry county, ndlr] depuis la prohibition, une situation résultant du fait que le quorum nécessaire pour valider la nouvelle réglementation fédérale n’avait jamais été réuni. Je ne peux donc pas vous vendre de l’alcool, en revanche je peux vous en offrir », s’amuse Lynne Tolley, « master tester » fraîchement retraitée et arrière-petite-nièce du fondateur.
La distillerie est ainsi contrainte de ne vendre aux visiteurs que de rares éditions spéciales de son whiskey, éditions pour lesquelles elle fait payer le verre, mais offre le liquide (sauf le jour du Seigneur, là toute transaction est rigoureusement interdite). En outre, il est impossible de le faire déguster lors de la visite à moins de se limiter à la micro-dose de une once par personne, c’est-à-dire 2,834 centilitres !
La situation n’a jamais inquiété le très imposant Goose (« oie », c’est un surnom), en poste depuis les années 1970, un ouvrier-star de la distillerie puisque longtemps personnage-clé des publicités anglaises de « Jack ». Il admet effectivement que cette absurdité locale fait plutôt partie du patrimoine de la marque fortement implantée dans le comté : « Regardez autour de vous. Les réserves de whiskey, il y en a partout autour du village, dans les collines. Tout le monde travaille à la distillerie, ici. Et les questions que nous posent les visiteurs, c’est plutôt en terme de recyclage, en terme d’animations, en terme de qualité de production... »
Dans une Amérique en pleine désindustrialisation, le paternalisme à la sauce Jack Daniel’s est évidemment apprécié de la population locale. Daren, Randall, Goose... les centaines de salariés continuent de bénéficier d’un emploi à vie, d’une bouteille gratuite tous les premiers vendredis du mois et préparent en ce moment le « championnat du monde » de barbecue. Financé sur les hauteurs de Lynchburg par la maison-mère, bien entendu.