La mixologie gagne du terrain
Lundi, un soir de novembre : la foule des chefs, foodies et people se presse au Président, restaurant chinois légendaire du XIe arrondissement de Paris. C’est la soirée annuelle de remise des prix du Fooding, guide gastronomique prescripteur et branché. Sur scène, les chefs, ravis, récupèrent leurs prix. Les chefs... mais aussi des barmen tels Hyacinthe Lescoët, Greg Inder et Hugo Gallou qui reçoivent ce soir-là le titre de Meilleur bar d’auteur pour The Cambridge Public House, un pub particulier où les cocktails signatures remplacent les pintes de bière. Ces trois créateurs ont tous travaillé à Londres avant de monter leur bar à Paris. Loin des standards des bars à cocktails feutrés du début des années 2000, ils souhaitaient “un endroit accueillant avec une vraie notion de service”, raconte Hyacinthe Lescoët. Si le cadre est détendu, l’offre, quant à elle, est précise, avec une carte courte qui change au gré des saisons et mise sur des spiritueux de qualité choisis en conscience : “On essaie de sourcer nos alcools, nos ingrédients, on travaille avec des gens qui ont de bonnes valeurs environnementales et qui prennent soin de leurs employés”, explique le barman.
Ce bar n’est pas une exception dans son genre. Depuis quelques années, on trouve de plus en plus de bons cocktails dans des endroits variés outre-Atlantique et en France. Les consommateurs, encouragés notam- ment par une presse prescriptrice, s’intéressent de plus en plus à ce qu’ils ont dans leurs verres. Nouvelle tendance? Pas vraiment. Pour comprendre, il faut remonter quelques décennies en arrière, à l’époque de l’entre-deux-guerres, durant l’âge d’or de la mixologie.
L’ÂGE D’OR DU COCKTAIL
Franck Audoux a d’abord travaillé dans l’art contemporain avant de devenir co-gérant du Chateaubriand et du Dauphin, restaurants pari- siens novateurs. Il y lança en 2012 les dîners “In Good Company” où des bartenders internationaux proposaient des accords cocktails-food, alors très peu courants. “À l’époque, je trouvais qu’il y avait un manque par rapport au cocktail, je pensais que c’était intéressant de montrer qu’on pouvait faire attention au sourcing, aux produits et jouer sur les saveurs, sur le goût”, explique-t-il. Passionné de cocktails et collectionneur de livres sur le sujet, il décide alors d’écrire un livre sur leur histoire pendant l’entre-deux-guerres, âge d’or en France et aussi outre-Atlantique, French Moderne: cocktails from the Twenties and Thirties (paru aux éditions Rizzoli). “J’ai eu envie de re-contextualiser cette boisson”, dit-il. Le fin mixologue épluche la presse de l’époque et s’aperçoit que “plus qu’un effet de mode, le cocktail est alors un phéno- mène de société. C’est une époque de grand bouleversement après la boucherie de 14 : il y a une euphorie autour de cette boisson. Pas une semaine ne passe sans qu’un journal n’en parle.”
Si le cocktail a fait son apparition à la fin du xixe siècle aux États-Unis, il est arrivé en France dans les années 1920 et 1930, notamment grâce aux pavillons américains des Expositions universelles. C’est donc à cette période que les bases de la mixologie moderne vont s’établir. Des créations portées par des barmen reconnus, des lieux emblématiques, des concours soutenus par des marques de spiritueux... les cocktails sont alors consommés par un public d’avant-garde et de nombreux écrivains en parlent dans leurs romans : les Américains comme Hemingway ou Fitzgerald mais aussi des Français comme Queneau ou Desnos. “Ce qui m’a étonné, c’est l’extrême contemporanéité de l’époque : tout le système est déjà en place”, résume Audoux. Avant que le mouvement ne s’endorme après la Seconde Guerre mondiale...
LA BELLE ENDORMIE
Thierry Daniel, co-organisateur de Cocktails Spirits Paris et de la Paris Cocktail Week, partage ce constat. “Après la guerre, les gens n’ont plus les mêmes modes de consommation. On assiste à l’arrivée des spiritueux avec des softs : whisky-coca, whisky-Perrier... Puis dans les années 1960-1980, ce sera l’apogée du sucre, on perd ce savoir-faire et le goût.” Aux États-Unis, si la culture du cocktail est plus implantée qu’en France – où le vin est un vrai concurrent –, elle s’endort elle aussi à cette période : “On ne faisait alors que des cocktails classiques mais mal faits, c’était très commercial”, explique Thierry Daniel. Ce savoir va renaître vers la fin des années 1980 grâce à des personnalités comme Dale DeGroff, barman new-yorkais au Rainbow Room qui remet au goût du jour des cocktails anciens et des produits de qualité. À son tour, il va former des mixologues de renom comme Audrey Saunders à la fin des années 1990. Même combat à Londres où, dans les année 1990 toujours, le barman Dick Bradsell remet les cocktails sur le devant de la scène et invente des recettes cultes comme l’Espresso Martini ou le Bramble. En France, la vague arrive plus tard, début des années 2000, grâce notamment à la bande de l’Experimental Cocktail Club, trois amis qui connaissent bien la scène internationale et qui vont ré-inventer l’offre cocktail dans leur bar. “Ils mettent en place une offre attractive entre 9 et 12 euros, avec des produits de qualité. Ils vont aussi former et inspirer toute une génération, explique Thierry Daniel. C’est comme dans toute culture musicale ou architecturale liée à des personnalités. Ce sont eux qui arrivent à créer des écoles. Comme des courants artistiques.”
RÉSERVÉ AUX HAPPY FEWS
Dans son nouveau bar Cravan, café typiquement parisien du xvie arrondissement de Paris, Franck Audoux accorde “une attention toute spéciale à la verrerie et propose des cocktails très épurés, dosés et équi- librés avec pas plus de trois ingrédients”. Comme le Yellow, un drink à base de gin, suze et chartreuse jaune, “un parti-pris sur l’amertume néanmoins équilibré, herbacé, re-balancé avec du citron que l’on sort grâce à un extracteur à froid”, explique le passionné. Soit l’excellence, doublée d’une identité forte comme l’ont développé de nombreux bars à cocktails ces dernières années. Le prix? 12 euros. Franck Audoux le dit sans détours : “Historiquement, les amateurs de cocktails sont minoritaires. Ce n’est pas une boisson populaire.” Et pourtant, en remettant la mixologie sur le devant de la scène, c’est toute l’industrie qui a été tirée vers le haut. “Il y a eu une vraie prise de conscience, le travail a été fait, et aujourd’hui le niveau est là”, conclut Franck Audoux. Un cycle vertueux.