Femmes

Clara 3000 : "Nous sommes là pour illustrer une époque"

Nous leur avons donné rendez‐vous pendant la semaine de la couture. Elle, Clara Deshayes, muse de designers comme Demna Gvasalia ou Jacquemus, DJ officiant sous le pseudo Clara 3000. Lui, Michel Gaubert, illustrateur sonore star des défilés. Ils se sont rencontrés lors d’une fête. Depuis, ils ont l’habitude de se retrouver en soirée. Pour “L’Officiel”, ils parlent de mode, de musique et de cinéma.
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Où êtes-vous sortis pendant la semaine de la couture ?

Michel Gaubert : Je suis allé à l’after-show de Rick Owens, à la soirée Grindr au Salo, avec Mykki Blanco, et au Bal Dior, au musée Rodin.
Clara 3000 : J’ai été recalée au Bal Dior, je suis arrivée trop tard.
Michel : La première heure était spectaculaire, les labyrinthes des jardins étaient ouverts, les invités masqués et habillés en tenue de soirée s’y perdaient... La fête Rick Owens était plus dans un registre cool. Tu n’y as pas été ?
Clara : Je ne suis pas sortie. Je regrette un peu de l’avoir ratée, je trouve qu’il est le seul à proposer une fête queer, ou plutôt freaks, sans faire d’efforts. Chacun peut être comme il a envie d’être. Rick Owens ouvre un territoire de liberté énorme.
Michel: La musique était un peu new beat avec un soupçon de voguing. J’ai bien aimé. Et le son était bon. C’est important !
Clara: Oui, mais tu peux aussi organiser une super teuf avec un son médiocre, en revanche ça requiert beaucoup d’énergie (rires).
Michel : Sur un défilé, c’est impossible. Si le son s’arrête, tout le monde se demande ce qui se passe.
Clara: La musique est narrative. Le public est habitué à des codes qui ont été mis en place et qui
sont importants. Pour le final, par exemple.
Michel: Il y a des dé lés où j’ai pour consignes : “On ne fait pas de final.” Sauf que les gens ne savent plus quand ils doivent partir. C’est gênant. 

"Ce que nous faisons est aussi important que le détail d’un look"

Pour vous, le lien entre la mode et la musique a toujours été présent ?

Michel : Pour moi, oui.
Clara: Pas pour moi. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la musique, j’achetais des vinyles, mon rapport à la musique était avant tout visuel. Concernant la mode, j’étais trop mal dans ma peau pour réussir à lui donner la valeur qu’elle a réellement. J’y suis arrivée grâce à des rencontres avec des personnes qui m’ont démontré que ce n’était pas juste superficiel.
Michel : Oui, finalement, ce n’est pas plus superficiel que la musique...
Clara : C’est vrai. Mais comme j’étais mal dans ma peau, l’apparence était quelque chose avec lequel je n’étais pas à l’aise. A contrario, quand on met de la musique sur la mode, ça apporte une grille de lecture, un mood.
Michel : Ce que nous faisons est aussi important que le détail d’un look. Ce que l’on appelle dans le jargon l’accessoirisation. C’est une autre indication, comme au cinéma.
Clara : Exactement ! Comme quand tu mets de la musique sur un film. Psychose sans la musique dans la scène de la douche, ce n’est plus le même film. Tu regardes beaucoup de films Michel ?
 

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"Nous sommes là pour illustrer un moment, un temps, une époque. Les designers le font avec des vêtements et nous avec la musique."

Comment travaillez-vous ce rapport vêtement et son ?

Clara : Au début, on découvre un moodboard. Soit cela reste très narratif, soit le designer est vraiment un artisan du vêtement et il te parle de chaque couture, de chaque détail... Les gens s’attendent à ce qu’on leur raconte quelque chose quand on leur montre un défilé. J’aime proposer de multiples idées et attiser la curiosité.Michel : Pour moi c’est un peu pareil. Tu cherches plusieurs lectures, puis tu essaies de capter ce qu’ils ont dans la tête. Soit tu connais déjà les gens, soit tu donnes plusieurs options et tu restes totalement ouvert.Lors d’un défilé, le son et l’image se mélangent et créent un moment totalement éphémère, impossible à retrouver...
Clara : Un défilé, c’est six mois de travail figés dans un moment T avec tous les critiques, les acheteurs... En général, on répète seulement une fois, deux heures avant le défié.
Michel : Regarder un défilé en vidéo n’est pas la même chose que de le voir en live. Comme le théâtre enfin de compte, on vit un moment unique. Et encore, un défilé n’est “joué” qu’une fois.

"Quand les temps sont durs, on a tous envie de trouver la solution pour s’en sortir, pour s’échapper."

Michel, pouvez-vous nous parler de l’évolution du métier d’illustrateur sonore depuis vos débuts ?

 

Michel : Dans les années 1980, j’ai assisté à beaucoup de défilés Thierry Mugler. J’étais fasciné par la mise en scène, la musique grandiose, les décors. Je trouvais ça génial de mettre la musique au service de la mode. Mugler avait une approche très particulière, il mettait en scène un spectacle. À l’époque, les créateurs avaient des collections fleuves de cent-cinquante modèles avec beaucoup de variantes, donc beaucoup de morceaux de musique différents. Début des années 1990, les choses ont changé, elles sont devenues plus thématiques. Moi, je traitais les défilés comme un vidéoclip, ou comme un petit film. Depuis les années 2000, c’est plus extravagant, plus pointu. Aujourd’hui, les designers aiment proposer des collaborations avec des artistes, inviter des groupes live... On sait parfaitement que la musique est un outil de communication alors que, dans les années 1980, on était plus dans l’idée du plaisir. La musique est comme une image, c’est ce que je dis à tout le monde, elle évoque quelque chose, elle crée une envie.
Clara : Nous sommes là pour illustrer un moment, un temps, une époque. Les designers le font avec des vêtements et nous avec la musique.

 

Y a-t-il des courants, des groupes, des mouvances qui vous obsèdent en ce moment ?

 

Clara : Je me tiens toujours au courant de ce qui sort. Après je fais des fixettes. Je peux passer un mois et demi à écouter du reggae parce que j’estime que je ne connais pas assez. Dernièrement, j’ai adoré la bande-son de Mica Levi pour le film Jackie, avec Natalie Portman.
Michel : Je m’en suis servi pour Chanel, on a utilisé deux morceaux.
Clara : Ah oui ? Je n’ai pas vu le film, j’ai écouté la musique parce que j’avais adoré sa bande originale pour Under the Skin, de Jonathan Glazer. Mica Levi a une éducation symphonique, mais c’est hypra-contemporain, accessible.

On vit un moment assez particulier dans nos sociétés, avec beaucoup de chamboulements...

Michel : On le sent tous, moi, je ne suis pas trop flippé, je n’ai pas d’information sur ce qui va se passer dans les mois à venir... En ce moment, tout le monde dans la mode se dit : “Est-ce que j’habille Melania Trump, est-ce que je ne l’habille pas ?”
Clara : L’instabilité politique est toujours positive d’un point de vue créatif...
Michel : Oui. Un des moments les plus créatifs qui ait existé, ce sont les punks en pleine période de crise économique et de l’accession de Thatcher au pouvoir. Sans eux, sans leur univers extrême, des tas de choses n’auraient pu voir le jour. Quand les temps sont durs, on a tous envie de trouver la solution pour s’en sortir, pour s’échapper.

À Paris, ces derniers mois, pas mal de nouveaux lieux ont ouvert, des clubs, des collectifs. On retrouve une certaine effervescence...

 

Michel: Oui c’est vrai. Mais la question est: et après? Quelle sera la suite? Aux États-Unis, après le 11 Septembre, il était interdit de danser dans les bars, et cela a duré près de deux ans. Peut-être que les défilés seront moins ostentatoires, beaucoup plus indépendants qu’auparavant. Je ne suis pas inquiet d’un point de vue créatif. Certes, l’inconnu fait un peu peur... Il faut juste essayer de ne pas péter un plomb en route.

 

Photographie : Laetita Hotte
Stylisme : Shino Itoi
Texte : Mélody Thomas
Maquillage : Anthony Preel
 Coiffure : Sébastien Le Corroller
Assistant photo : Sébastien Michelini
Opérateur numérique : Maxime Verret.
Assistante mode : Gabriela Cambero.

Veste en agneau et jupe en coton, Chanel

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