En 1980, “L’Officiel” a demandé à Gianni Versace d’écrire un texte révélant une facette de sa personnalité. Celui qui connaissait depuis quelques années déjà la gloire internationale a choisi un thème surprenant au regard de sa mode exubérante.

S&rsquo;il m&rsquo;arrive parfois de penser que Bernard Morris a probablement raison de dire que je poss&egrave;de un &ldquo;ego&rdquo; imposant, m&ecirc;me s&rsquo;il est bien difficile &agrave; d&eacute;celer, je me dis aussit&ocirc;t apr&egrave;s que, grand ou petit, si j&rsquo;ai moi aussi un &ldquo;ego&rdquo;, comme tout &ecirc;tre humain, s&rsquo;il n&rsquo;est pas ext&eacute;rioris&eacute;, c&rsquo;est peut-&ecirc;tre parce que je le garde enfoui en moi, tout au fond de mon &ecirc;tre.&nbsp;

De l&agrave; &agrave; conclure que ma timidit&eacute; &ndash; qui avait para&icirc;t-il tant frapp&eacute; Mme Morris &ndash; est elle aussi l&rsquo;une de mes cr&eacute;ations, il n&rsquo;y a qu&rsquo;un pas ! En d&eacute;finitive, je suis persuad&eacute; de devoir beaucoup &agrave; ma timidit&eacute;.&nbsp;

Cela me rappelle ce que disait Malcolm Lowry &agrave; ce propos : &quot;Pouvoir se fier &agrave; soi, croire en soi-m&ecirc;me sans se trahir, sans jamais se mentir, sinon &agrave; travers des actions ou des pens&eacute;es qui pourraient &ecirc;tre un enseignement ou une aide &agrave; autrui, c&rsquo;est la plus grande gloire &agrave; laquelle tout homme devrait aspirer.&quot;

J&rsquo;ai lu Lowry il y a quelques ann&eacute;es, et je ne l&rsquo;ai pas encore relu, quoique j&rsquo;aime relire les auteurs qui m&rsquo;ont touch&eacute;, comme j&rsquo;aime revoir et r&eacute;entendre tout ce que j&rsquo;ai aim&eacute;. Je ne l&rsquo;ai pas relu pour ne pas subir encore une fois, mais de fa&ccedil;on diff&eacute;rente, cette fascinante mais n&eacute;gative d&eacute;cadence, en m&ecirc;me temps g&eacute;n&eacute;ratrice d&rsquo;une obs&eacute;dante fr&eacute;n&eacute;sie cr&eacute;atrice. Je pr&eacute;f&egrave;re conserver de lui le souvenir du ravissement de certains chants, que je retrouve lorsque je m&rsquo;arr&ecirc;te, m&rsquo;immobilise dans la contemplation de la nature qui entoure mon refuge. J&rsquo;ai mon refuge sur le lac de C&ocirc;me, entour&eacute; de vert et d&rsquo;azur, avec devant moi la vision d&rsquo;une fuite de cols, transparents dans le soleil. Bien, j&rsquo;y suis bien, je m&rsquo;y vois, m&rsquo;y sens bien, immerg&eacute; dans cette immobilit&eacute; solennelle, barbu moi aussi, mais, gr&acirc;ce au ciel, sans cet air d&rsquo;alcoolique qu&rsquo;avait Lowry sur cette photo de l&rsquo;&eacute;dition italienne d&rsquo;Au-dessous du volcan, assis sur une pierre, immobile, face &agrave; l&rsquo;infini de sa timidit&eacute;.

C&rsquo;est l&agrave; que tout rapprochement profanatoire cesse. Car, si lui buvait pour chasser sa timidit&eacute;, moi, en plus du fait que je&nbsp;ne tol&egrave;re l&rsquo;alcool sous aucune de ses formes, je reconnais ma timidit&eacute;, je fais tout pour la conserver et la transformer en ce que j&rsquo;appelle l&rsquo;une de mes &quot;cr&eacute;atures&quot;.

Et l&rsquo;on voit &agrave; quoi peut servir d&rsquo;&ecirc;tre timide : pour commencer, &agrave; cacher cette immodestie, dont j&rsquo;ai &agrave; peine parl&eacute; quelques lignes plus haut, que consciemment ou pas nous gardons tous au fond de nous, comme en veilleuse.

Dans le travail, la timidit&eacute;, c&rsquo;est encore une incomparable compagne de voyage pour qui comme moi aime voyager. Le monde n&rsquo;est-il pas pour l&rsquo;&ecirc;tre impudique (ou d&eacute;sinvolte) un vaste terrain de conqu&ecirc;tes et de gloire ?

Pour le timide, c&rsquo;est au contraire une source intarissable d&rsquo;inspiration, &agrave; condition de l&rsquo;aborder avec modestie et r&eacute;serve et d&rsquo;&ecirc;tre pr&ecirc;t &agrave; accepter chaque suggestion, chaque id&eacute;e qui vous est souffl&eacute;e.

gianni-versace.png

Un voyage en Gr&egrave;ce, vu comme cela, peut m&rsquo;inspirer le dessin ou les couleurs d&rsquo;un mod&egrave;le, et, d&rsquo;autre part, n&rsquo;est-ce pas encore ma timidit&eacute; qui me pousse vers New York pour y inventer un parfum nouveau, &agrave; la fragrance de bergamote, que je respirais enfant sur l&rsquo;Aspromonte. Pourquoi ? Pourquoi l&rsquo;impudique, le d&eacute;sinvolte serait-il retourn&eacute; avec assurance sur les lieux de son enfance, la douce Magna Grecia (la Grande-Gr&egrave;ce) pour les violer de ses entreprises industrielles ? Moi, j&rsquo;ai au contraire envelopp&eacute; ma Calabre dans ma timidit&eacute; et me la conserve au fond de moi, intacte.

N&rsquo;est-ce pas encore ma timidit&eacute; qui m&rsquo;inspire de ne pas &ldquo;v&ecirc;tir&rdquo; les femmes, et les hommes maintenant aussi, mais seulement de choisir pour elles, pour eux, ce que le monde o&ugrave; nous vivons nous sugg&egrave;re parfois, et d&rsquo;en transformer les suggestions en dessins, en formes, en couleurs&hellip;

Et enfin, n&rsquo;est-ce pas cette m&ecirc;me timidit&eacute; qui me fait dire &agrave; voix basse &ndash; alors qu&rsquo;il faudrait hurler aux oreilles des sourds &ndash; que nous ne sommes pas en train d&rsquo;essayer de faire revivre le n&eacute;ant (si beau soit-il), que la mode &ldquo;r&eacute;tro&rdquo; n&rsquo;existe qu&rsquo;en tant que slogan, et c&rsquo;est tout, et que nous ne voulons pas faire revivre les ann&eacute;es trente ou quarante ou cinquante, mais vivre notre &eacute;poque, telle qu&rsquo;elle est, belle ou cruelle.

Cr&eacute;dits photos : Toni Thorimbert/Sygma via Getty Images

Quand Gianni Versace se confiait dans L'Officiel

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