Quand un grand parfumeur rencontre un créateur de génie
Vingt-quatrième fragrance des Éditions de parfums Frédéric Malle et second projet réalisé avec un designer de mode, après Dries Van Noten, Superstitious est le fruit de l'amitié entre deux esprits créatifs, Frédéric Malle et Alber Elbaz.
Comment est née cette idée de collaborer avec des designers?
Frédéric Malle: Cette collection est pour moi une récréation. C'est une façon d'amener à mes amis parfumeurs des gens intéressants, qui ont une autre vision du métier que la nôtre : un angle d'esthète et d'artiste.
Pourquoi avoir choisi Alber?
Frédéric: Ce qui m'a toujours épaté dans le travail d'Alber, c'est que l'architecture de ses créations ne se voit pas et ne se sent pas. Il en est de même avec le parfumeur Dominique Ropion, qui a longuement travaillé avec Alber. Le parfum est le résultat de nombreux essais pour trouver l'équilibre parfait, mais quand on débouche le flacon, tous ces efforts ne se ressentent pas.
Quelle a été l'envie à l'origine de ce projet?
Alber Elbaz: Tout s'est fait si rapidement et si facilement avec Frédéric ! Nous avons déjeuné ensemble quatre ou cinq fois. Et je l'ai appelé en juillet en lui disant que j'allais recevoir la Légion d'honneur et donc inviter tous les gens de la mode. Je n'avais pas de robe à présenter, je lui ai alors demandé s'il pouvait imaginer un parfum qui aurait l'odeur d'une robe. Et il m'a dit oui.
Pourriez-vous décrire cette robe?
Alber: En fait, c'est plutôt le parfum d'une doublure. C'est encore plus intime.
Quelle est la différence entre créer une robe et un parfum?
Alber: Créer une robe, un parfum, un bijou... Peu importe ! A la fin, c'est une création. Un jour, je suis allé chez mon psychiatre. Le sujet était mon déséquilibre alimentaire et j'en suis venu à dire que le corps est peut-être devenu la nouvelle robe. Car, avec la chirurgie, les femmes peuvent aujourd'hui s'acheter un nouveau corps. Et le psychiatre m'a demandé : "Si le corps est devenu la nouvelle robe, ton rôle est-il de le couvrir ou de le dévoiler ?" Je n'ai su que répondre. Mais là, ce qui est certain, c'est qu'on habille le corps avec le parfum.
Qu'avez-vous essayé de faire?
Alber: Toucher l'âme, être simple et authentique. C'est comme un gâteau confectionné avec de bons ingrédients et de la bonne humeur, il ne peut être que délicieux. Si vous mettez du stress et de la haine, vous allez le trouver amer.
Comment avez-vous travaillé?
Alber: C'était une véritable alchimie de mots, d'histoires et de sensations entre nous. Il ne s'agissait pas de mettre un peu de l'un et un peu de l'autre. Il est impossible de dire aujourd'hui ce qui est de Frédéric et ce qui vient de moi.
Frédéric: Je me sens totalement dans ce parfum comme je sens totalement Alber.
Peut-on parler d'un parfum de pouvoir?
Alber: Personnellement, je n'aime pas parler de pouvoir. Je préfère parler de force. Un jour, une femme m'a dit: "À chaque fois que je porte une de vos robes, un homme tombe amoureux de moi." Je me suis dit "wow". Mais le lendemain, je l'ai appelée pour lui dire : "La prochaine fois que vous serez habillée avec une de mes robes, je préférerais que ce soit vous qui tombiez amoureuse." J'aime que ce soit les femmes qui tombent amoureuses. Trop de gens ont peur de tomber amoureux.
Frédéric: Ce n'est en tout cas pas un parfum pour personne réprimée. On ne peut pas mettre ce parfum si on est contenu.
Comment avez-vous choisi le jus final?
Alber: Nous hésitions beaucoup entre deux propositions. J'avais une préférence, et nous n'avons pas été influencés par des obligations marketing — j'en suis heureux. Nous avons suivi notre intuition, ce qui est, selon moi, la notion la plus fondamentale dans le luxe. Nous vivons dans un monde tellement mécanique et programmé, il faut retourner au rêve, à quelque chose de plus personnel, de l'ordre de l'émotion. Lorsque nous avons retravaillé le jus, nous avons cassé une sorte de perfection pour lui donner de la vie. La vie n'est pas parfaite. Il n'y a que les morts qui le soient. Je me méfie de ce qui est trop parfait.
Pourquoi ce nom, Superstitious?
Frédéric: Nous l'avons trouvé immédiatement, dès notre premier déjeuner.
Alber: Nous sommes très superstitieux l'un et l'autre. Je suis tellement superstitieux que je ne peux même pas en parler, mais c'est un parfum qui, si on y croit, est censé vous protéger.
Qu'en est-il du flacon?
Frédéric: Nous sommes partis du flacon générique, que nous avons habillé avec ce "bon oeil".
Alber: Frédéric m'a proposé de changer le flacon mais je n'ai pas voulu. La forme du flacon est comme un logo, une signature. C'est comme le tweed chez Chanel, finalement, ce n'est plus un tissu mais la signature de Chanel. Il y a des choses qu'on ne doit pas changer, comme un nom de famille.
Vous avez parlé d'amitié entre vous. Qu'est-ce que l'amitié?
Frédéric: L'absence de jugement. Prendre les gens comme ils sont. Un ami, on le supporte comme il est.
Alber: Pour moi, l'amitié, c'est le confort face à l'erreur. Frédéric a été très patient avec moi. Il m'a laissé le temps sans me mettre de pression ni créer de culpabilité.
Quelle est, selon vous, la pire des odeurs?
Alber: L'odeur des boutiques duty free dans les aéroports, avec tous ces parfums trop sucrés et vanillés. J'adore manger sucré mais je déteste le sentit Mais je comprends pourquoi cela se fait tant aujourd'hui : les femmes ne mangent plus que ce qui est vert et elles commandent des plats en demandant que la sauce soit mise sur le côté. Je pense que tout ce qui est interdit dans la nourriture aujourd'hui est introduit dans le parfum.
Frédéric: Je rejoins complètement Alber. Je préfère l'odeur des fromages à ceux des rayons de parfums dans les aéroports.
Quel est votre parfum?
Frédéric: Je mets Monsieur des Éditions de parfums Frédéric Malle, à base de patchouli. Alber: Je mélange différentes huiles moi-même.
Que vous évoque l'odorat?
Alber: J'associe l'odorat à la nourriture, à des personnes, à ma famille. C'est aussi lié à des époques de ma vie. C'est comme une sorte d'instinct irrationnel, c'est très émotionnel chez moi.
Si votre Superstitious était... une époque?
Frédéric: Aujourd'hui. Alber: Maintenant !
... un personnage historique ou vivant?
Frédéric: On ne peut pas mettre de visage particulier. Alber: Je suis d'accord. D'ailleurs, travailler avec une muse est une chose des plus démodées. Les selfies ont pris la place des miroirs. On ne peut plus dire aux femmes d'adopter le look de telle ou telle autre femme. Nous sommes dans une époque de mouvement où il ne faut pas construire de murs mais plutôt ériger des moulins pour faire passer ce vent de changement. Il ne faut travailler ni pour ni contre les femmes, mais avec elles.
... une saison?
Frédéric: L'automne. Alber: Pareil.
... une ville ou une destination?
Frédéric: Paris. Alber: En fait, c'est peut-être un endroit, ni trop chaud ni trop froid, entre Paris et Helsinki. Nous n'avons pas voulu faire quelque de trop sucré, ni de trop amer ou de moche. Aujourd'hui, on dit que tout ce qui est moche est moderne. Mais pour moi le beau est éternel. C'est comme la gentillesse. C'est tellement plus simple d'être gentil.
... une heure?
Alber: C'est ce moment entre la nuit et le jour qui n'est presque plus la nuit et pas encore tout à fait le jour. C'est d'ailleurs le moment que je préfère. Frédéric: On aurait pu appeler ce parfum La Promesse de l'aube, mais aussi La Promesse de la nuit.
... une couleur?
Frédéric: C'est plus une ambiance compo-sée de reflets verts, beiges, bleus et roses. Alber: La couleur du titane avec une touche de rose sur une nappe en velours. Choisissez sa couleur!
... une matière?
Frédéric: La soie et l'ambre. Alber: En tout cas, ce n'est pas la mousseline, que je déteste. C'est tellement dur à travailler, tu mets des kilomètres et c'est comme manipuler de l'air... Je dirais du velours.
... un sentiment?
Frédéric: La générosité. Alber: L'émotion. C'est la seule chose qui me vient à l'esprit pour ce parfum.
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