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Cécile Verdier: « Les femmes de ma génération ont dû jouer avec les codes, et faire avec »

Comment choisi t-on une oeuvre d'art à l'heure des confinements et de la distanciation sociale? Comment le microcosme artistique aborde t-il sa dématérialisation annoncée? Eléments de réponse avec Cécile Verdier, présidente de Christie's France et figure emblématique de la féminisation grandissante des métiers de l'art.
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Comment le monde de l'art s'est-il adapté au séisme provoqué par la pandémie mondiale? 

Face au bouleversement des règles, nous avons dû réagir très vite en misant sur le digital. Nous avons la chance d’être une entreprise internationale aux moyens importants et, avant même l’annonce du Président de la République imposant le premier confinement, toutes nos équipes étaient déjà organisées pour travailler depuis chez elles avec les outils digitaux nécessaires. Nous avons pu également basculer les ventes qui étaient déjà prêtes en ligne et les résultats furent excellents, comme pour la vente consacrée à Jean Arp  aux 100% de lots vendus. La situation nous a permis d’accélérer des transformations déjà en cours, en allant plus loin et surtout beaucoup, beaucoup plus vite. Très rapidement, la moitié de nos ventes seront purement en ligne.

 

Les ventes digitales ont-elles selon vous fédéré une nouvelle cible d'amateurs d'art qui se tenait  jusqu'ici à l'écart des ventes traditionnelles par manque de temps ou d'intérêt?

Le développement du digital a modifié profondément notre façon de vendre. Les ventes en ligne et la promotion devenue essentiellement digitale nous permettent de démultiplier les interactions avec de nouveaux acheteurs du monde entier. Nous comptons 25 % de nouveaux acheteurs dans nos ventes en France et près de 37 % pour tout le groupe. Nos clients qui s’enregistrent pour les ventes proviennent de 96 pays différents contre 61 l’année dernière. Le prix moyen d’un objet en ligne a considérablement augmenté également: l’été dernier, nous avons vendu un diamant en ligne à $2M à la demande du vendeur, convaincu que le digital était le meilleur moyen d’atteindre de nouveaux collectionneurs. Les dispositifs de promotion comme les visites virtuelles permettent à tous de vivre l’expérience de l’exposition et de découvrir les œuvres depuis notre site internet ou via les multiples diffusions sur la toile et les réseaux sociaux.

Le digital nous rapproche des acheteurs plus jeunes qui ont l’habitude de « consommer » presque exclusivement en ligne depuis longtemps et pour qui Christie’s pouvait sembler inaccessible. Ils ont découvert que ce n’était pas le cas: en design par exemple, parmi les 25 % de nouveaux acheteurs de la dernière vente, beaucoup avaient entre 25 et 35 ans.

 

On tend à croire qu'il est essentiel de voir une œuvre pour en ressentir l'impact, la beauté et la puissance. La pandémie a t-elle selon vous tordu le cou à ce type de lieux communs et renouvelé ces usages?

Il est très important de pouvoir voir les œuvres pour en saisir toute l’ampleur. Christie’s a toujours été un acteur culturel en exposant pour des durées éphémères des chefs d’œuvres dans ses salons ouverts au public, et gracieusement; c’est le propre d’une maison de vente! Nous avons tous dû nous adapter aux conséquences de la pandémie en permettant un accès dématérialisé aux œuvres. Certes, l’émotion ressentie face à une œuvre n’est pas complètement remplaçable par des dispositifs digitaux. Mais des progrès phénoménaux ont été réalisés pour rendre cette expérience la plus sensorielle possible, et la vidéo aide beaucoup. Avant la pandémie notamment, 50 % de nos acheteurs et parfois plus suivant les spécialités achetaient déjà sans avoir vu physiquement les œuvres. Une fois de plus, la crise accentue donc des changements qui étaient déjà en cours. 

 

Quelles sont les actualités des mois à venir chez Christie's, et comment la maison parvient t-elle à créer l'évènement à l'heure des confinements et de la distanciation sociale? 

Christie’s est en constante évolution et l’année 2021 promet de riches actualités. Une dizaine de collections privées seront proposées au premier semestre, illustrant la diversité des disciplines représentées dans la maison. Nous avons agrandi nos espaces avenue Matignon qui sont aujourd’hui ouverts sur la rue comme une boutique, offrant à nos visiteurs une expérience nouvelle et traduisant physiquement notre ouverture à tous. Jacques Grange nous fait l’honneur de redessiner l’ensemble de nos espaces, avec l’architecte Frédéric Druot, qui seront terminés à la fin de l’été nous permettant d’organiser des expositions visibles depuis la rue et de diversifier nos activités, au-delà des ventes aux enchères. Nous respectons bien sûr scrupuleusement les règles établies pour l’accueil du public, et nous nous adaptons constamment à l’évolution de la situation. 

Vous avez intégré Christie's en 2019, un an avant la pandémie. Quels changements avez-vous à cœur d' initier au sein de la maison?

Je me vois comme un chef d’équipe plutôt qu’une « présidente ». Mon premier objectif a été de mettre en valeur les équipes en place en leur donnant plus de visibilité. Les équipes sont formidables, et comptent beaucoup de spécialistes de grand talent qui méritaient plus de reconnaissance.

Je souhaite que Christie’s renforce sa place d’acteur majeur du paysage culturel parisien en rendant notre offre plus accessible, plus visible, plus généreuse. Le public hésite encore parfois à pousser la porte. C’est notre challenge de démontrer qu’aujourd’hui, dans un monde ouvert, on peut entrer chez Christie’s pour voir, même sans acheter! Nous privilégions l’ouverture, la diversité et la promotion des talents à travers des expositions toujours plus visuelles, créatives et chaleureuses afin de rendre l’art plus sensible et plus accessible.

 

Quels rôles ont selon vous les mutations géo-politiques actuelles sur le monde de l'art? Quel impact aura par exemple le Brexit sur le marché Français?

Il est encore trop tôt pour mesurer les changements profonds qu’engendrera le Brexit. Les formalités d’importation et les taxes rendent la situation plus complexe, c’est certain. Nous devons rester à l’écoute de nos clients afin de proposer des solutions adaptées et pragmatiques. Il est possible, par exemple, qu’une partie de l’activité se reporte à Paris. Paris dispose d’atouts majeurs qui en font la  capitale du marché de l’art en Europe continentale : musées, expositions, foires, marchands et antiquaires, restaurateurs, décorateurs. La diversité des manifestations culturelles et des acteurs en fait un écosystème unique. Alors que les grandes galeries internationales d’art d’après-guerre et contemporain s’étaient concentrées à Londres pour leurs activités européennes, nombre d’entre elles se sont récemment installées ou redéployées près de Christie’s avenue Matignon, avenue qui s’impose comme le centre névralgique du second marché, là où le Marais est le lieu de référence du premier marché.  

 

Christie's est l'une des rares maisons de vente à confier des rôles cruciaux à des femmes, qu'il s'agisse de vous ou de la commissaire-priseur victoire Gineste. Vous préparez d'ailleurs une vente 100% féminine dédiée aux femmes artistes. Quel regard portez-vous sur cette féminisation manifeste du monde (très testostéroné) de l'art et sur sa lente évolution?

Christie’s donne beaucoup de visibilité aux femmes de talent, ce qui est peut-être une spécificité des maisons internationales, qui accordent toutes une belle place aux femmes depuis plusieurs années. Chez nous à Paris, elles sont nombreuses à diriger des départements : Art Contemporain, Photo, Art d’Asie, ventes privées d’art contemporain, Art Asiatique Contemporain, Dessins Anciens etc…  et même des Chairwomen en Art Moderne et Design. De plus, 3 de nos 5 commissaires-priseurs sont des femmes.

Il est certain que la génération qui arrive a une vision plus forte de la place qui doit être celle des femmes. Pour ma part, comme pour les femmes de mon âge, j’ai joué avec les codes, j’ai « fait avec » et me suis faufilée, trouvant souvent cela très agréable finalement d’arriver là où on ne m’attendait pas. Les femmes de la génération montante désirent plutôt casser ces fameux codes, s’assurer d’une pleine égalité de traitement et de visibilité dès le départ. La féminisation du monde est une excellente chose dans le sens où elle reflète tout simplement la volonté d'égalité entre hommes et femmes.

La vente consacrée aux femmes artistes que nous organisons le 30 juin prochain répond à cette volonté de Christie’s de reconnaître pleinement la place singulière des créatrices femmes, certaines très reconnues, d’autres qui méritent de l’être, à travers les différents mediums et époques. Ce projet est porté par deux jeunes femmes qui sont venues nous proposer ce projet l’année dernière ; spécialiste en livres pour l’une, et en tableaux anciens pour l’autre, deux domaines dans lesquels les auteurs et artistes femmes méritaient d’être bien plus mises en lumière, aux côtés d’artistes du XXème siècle, qui eurent déjà plus de possibilités d’être exposées et reconnues. 

 

Informations et actualités sur www.christies.com

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