Cuba, l’île où l’on ne boit que du rhum
Cuba a quatre héros. Les révolutionnaires José Marti, Che Guevara et Fidel Castro… et le rhum Havana Club. Les trois premiers ont droit à des statues, des affiches et des peintures murales à leur effigie quand l’on retrouve le logo du quatrième sur les verres, les plateaux et les murs de tous les bars du pays, du troquet au mythique hôtel Nacional. L’OFFICIEL s’est rendu à Cuba prendre le pouls d’une île où l’on ne boit que du rhum.
Quelques habitués sont attablés à la cafétéria Silva, bar en forme de triangle au point d’intersection des calles Principe et Vapor. Des rues qui auraient pu être celles que Kalatozov a filmées dans la scène finale de Soy Cuba (1964) — les bâtiments n’ont pas été rénovés depuis. Une bouteille de rhum brun est posée sur le comptoir. Parmi les alcools proposés, du whisky importé, de la bière, mais surtout du rhum Havana Club : six variétés différentes de cet alcool fait à base de canne à sucre sont à la disposition du consommateur. Une telle abondance détone dans un pays où la recherche d’essence ou de dentifrice s’apparente à une quête.
Fleuron agricole du pays, la production de canne à sucre et de ses dérivés est un enjeu économique majeur pour l’île. Lors de la révolution de 1959, 90% des exportations de canne à sucre sont contrôlées par les Américains et le 13 octobre 1960, les grandes industries cubaines sont nationalisées. Havana Club devient une entreprise d’État. Certains rhums ne réchappent pas de la révolution comme Bacardi, dont le siège, chef d’œuvre art déco aujourd’hui désaffecté (« en travaux » peut-on lire), témoigne d’une époque révolue. Aujourd’hui Bacardi domine le marché états-unien quand Havana Club dispose d’importants appuis sur le marché européen.
Havana Club, entreprise franco-cubaine depuis 1993
« Seul l’intérêt égoïste peut s’opposer à l’intérêt universel du commerce [et] des échanges commerciaux » a dit Fidel Castro en 1960 à propos de l’embargo américain. C’est ainsi qu’en 1993, le rhum Havana Club est partagé entre le groupe étatique Cuba Ron et le groupe français Pernod Ricard dans le cadre d’une société jointe. Fidel Castro cherche à gagner des parts de marché dans le monde. C’est réussi. Havana Club s’exporte de la France à l’Australie, en passant par Israël. En effet, le rhum Havana Club est certifié casher.
Le soleil tape sur l’usine de San José
Le drapeau tricolore flotte aux côtés du drapeau cubain dans l’usine de San José. Embauchant 270 salariés, la distillerie spécialisée dans le rhum brun est un fleuron du régime. Ramiro Valdés, compagnon de Fidel Castro, l’a visitée deux fois depuis son inauguration en 2007. Niché dans les environs de La Havane, le concentré de technologies modernes nous frappe par sa sérénité. Les employés vaquent à leurs occupations, protégés par le syndicat Colectivo Vanguardia Nacional, à en croire un drapeau qui flotte dans la division consacrée à l’embouteillage. On y visite de grands hangars où des tonneaux, qui furent un temps dévolus au whisky ou au vin de Sauternes, sont désormais consacrés à la maturation du rhum. 27.000 tonneaux par hangar nous contemplent. On y sent un léger fumet de rhum, et le bois des tonneaux nous apporte de la fraîcheur car en matinée, le soleil tape, même en février. 22% de la production de la marque, y compris le rhum brun produit à San José, est consommée sur l’île. Les habitants de La Havane y sont pour quelque chose.
Les Havanais peuvent trouver du rhum à chaque coin de rue
Nous nous aventurons dans le mercado Aroma de Ciudad, relativement luxueuse supérette d’État où l’on paie en dollars, sur la jetée — le Malecon. Sur quatre rayonnages, un est dédié au rhum Havana Club. Soit un quart des produits dans les rayons. Une telle présence s’explique d’abord par les dotations factorielles d’un pays où les importations sont particulièrement limitées. Un journaliste du Monde visitant l’île en 1984 écrit que l’« on [y] reste sur sa faim, mais [qu’]on n[‘y] meurt pas de soif : le rhum Havana Club est servi à profusion ».
Cependant, des causes agricoles ne peuvent entièrement justifier un tel phénomène. Christian Barré, directeur général d’Havana Club, nous éclaire. Boire du rhum Havana Club représente pour les Cubains la marque d’un « statut social » : « ils aspirent tous à boire du Havana Club » nous explique-t-il.
Le rhum, patrimoine havanais
Le patrimoine de la ville est influencé par ce goût pour le rhum. Le bar El Floridita où Hemingway buvait des daïquiris, cocktail réalisé à base de rhum blanc, de jus de citron vert et de sucre, est devenu une étape obligée des circuits touristiques. Bien que vampirisé par la figure de l’auteur de Qui sonne le glas, ayant transformé le lieu en une Joconde à absolument photographier, le bar mythique témoigne de la place importante du rhum dans le patrimoine havanais. Il en va de même au restaurant Dos Hermanos, autrefois fréquenté par Hemingway et Marlon Brando, qui, sur le comptoir, présente six différentes variétés de rhum Havana Club.
Le mythique hôtel Nacional propose aussi du rhum au menu. La couleur ocre de la façade est à mi-chemin entre les pigments du rhum brun et du rhum blanc. La fontaine en azulejos, héritage colonial, fait face à un bar dans lequel on retrouve de nombreux logos Havana Club. Comme l’hôtel Nacional, le rhum est un symbole de l’île, et les logos de la marque de rhum sont autant de petits drapeaux qui parsèment la capitale.
À la suite de son divorce houleux avec les États-Unis, Cuba a développé ses propres symboles : Fidel Castro et Che Guevara sont devenus des icônes mondiales, plus encore que ne le sont George Washington ou l’oncle Sam.
Havana Club est ainsi la version cubaine du Coca-Cola. L’alcool en plus, le sucre en commun. Le rhum cubain a cependant une longueur d’avance. Il a été inscrit sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
Sur sa notice, l’UNESCO ne mentionne pas le savoir-faire lié à la concoction du Cuba Libre, un cocktail à base de Coca-Cola et de rhum. C’est un tort. Alliance des boissons officielles cubaines et états-uniennes, sa dégustation nous laisse espérer une paix future.