Pop Culture

Porno californien : la fin de la fête ?

À l’heure de #MeToo et du scandale TrumpStormy Daniels, le monde du X vit ses jours les plus sombres. Alors que ses profits se comptent en milliards de dollars, la récession, le monopole des “tubes” et les pressions internes mettent à mal cette industrie souterraine flamboyante.
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Travail photographique American Ecstasy, réalisé dans les années 80. Jeanna Fine’s First Sex Scene (1986).

Dans un pays où les scandales sexuels ont, par le passé, fait trembler la Maison Blanche jusqu’à ses fondations, l’industrie du divertissement pour adultes n’avait jamais fait couler autant d’encre. Alors que la porn star Stormy Daniels porte plainte contre Donald Trump pour faire invalider une clause de confidentialité qu’elle aurait signée contre 130 000 dollars, acceptant de garder le silence sur une liaison qu’ils auraient eue en 2006, quelque chose craque du côté de la vallée de San Fernando, l’épicentre du porno californien, récemment sous le feu des projecteurs pour des faits bien plus inquiétants qu’une aventure d’un soir. En l’espace de trois mois, l’industrie a perdu six de ses actrices. Shyla Stylez, 35  ans, est décédée dans son sommeil. Roxy Nicole, 22 ans, et Yuri Love, 31 ans, ont chacune succombé à une overdose. August Ames, 23  ans, victime de cyber-harcèlement après avoir refusé de tourner une scène avec un acteur issu du milieu du porno gay (selon plusieurs témoignages, les tests de dépistage contre les MST et IST y sont nettement moins régulés que dans celui du porno hétéro), s’est pendue dans un parc public. Olivia Nova, 20 ans, est décédée des suites d’une grave infection des reins et Olivia Lua, 23 ans, est morte en centre de désintoxication, d’une cause qui n’a pas été rendue publique. Historiquement, les cas de décès par suicide, overdose ou maladies infectieuses ne sont pas rares dans le monde du porno. Mais à l’heure où les réseaux sociaux ont rendu publique la parole d’un milieu jusqu’alors très discret, les langues se délient sur les problèmes qui rongent l’industrie de l’intérieur.

Travail photographique American Ecstasy, réalisé dans les années 80. Jeanna Fine’s First Sex Scene (1986).
Young Nympho I (1985).
Athena Starr in Piggies (1983).

Pétage de plombs

Ancienne correspondante du journal Libération à Los Angeles, Laureen Ortiz a publié au mois de mars le livre Porn Valley, aux éditions Premier Parallèle, fruit d’une longue enquête dans la vallée de San Fernando. Dans un récit où se côtoient extrémisme religieux et pratiques jugées déviantes, elle donne la parole à ceux qui font et défont l’un des milieux les plus décriés, mais aussi les plus influents, du monde. Selon elle, ce microcosme reflète les travers de la société américaine. “Les filles viennent, pour beaucoup, de milieux religieux très stricts. Il y a là une tendance sociologique qui raconte la société américaine  : une forme d’oppression religieuse de l’ordre de la propagande conduit au pétage de plombs. […] Cette industrie témoigne aussi de l’influence de la culture californienne sur le reste du pays : c’est Hollywood qui donne le ton. Trump est issu de la téléréalité, avant lui il y a eu Reagan, nous sommes tous gouvernés par les GAFA et la Silicon Valley…” Selon elle, l’envie de devenir porn star pour accéder à sa part du gâteau est bien réelle, dès lors que les éléments (carcan religieux et, dans une grande partie des cas, pauvreté) sont réunis pour y conduire. À défaut d’accéder à Hollywood, on se rabat sur la Porn Valley.

Seulement, l’industrie du X a bien changé depuis son âge d’or des années 1990. Comme beaucoup d’autres, elle a souffert de la récession économique, du capitalisme sauvage et de l’explosion d’Internet, à la différence près que, dans le porno, c’est la santé physique et mentale de ses acteurs qui s’en trouve directement affectée. La Porn Valley souffre du monopole de ses propres GAFA, qui se nomment PornHub, YouPorn ou RedTube pour les sites de diffusion, et Brazzers ou Digital Playground pour les studios de production. Tous appartiennent aujourd’hui à MindGeek, une multinationale opaque installée au Luxembourg, qui règne sur l’industrie mondiale, et dont l’histoire en dit long sur les pratiques de ses dirigeants. Fruit de la fusion entre Manwin, une entreprise de création de trafic en ligne pour des sites pornographiques, et Mansef, maison mère de PornHub et des studios Brazzers, MindGeek a porté le coup de grâce à une industrie déjà affaiblie par la baisse des ventes de ses films, grâce à un principe redoutable : pirater les contenus de ses partenaires pour les diffuser gratuitement, tout en produisant des vidéos payantes. L’entreprise se définit comme “le leader mondial de l’industrie des technologies et de l’information” sur son site Internet, qui vante “un portefeuille d’expériences d’envergure mondiale en matière de divertissement et de solutions informatiques”. Elle est en réalité devenue la première multinationale du porno et, selon de nombreux acteurs, le premier responsable du déclin des conditions de travail sur les tournages. En diffusant à la pelle des contenus gratuits et de plus en plus violents, laissant de côté toute forme d’éthique, MindGeek a écrasé sur son passage de nombreux studios de production, qui n’ont d’autre choix que de se joindre à ses pratiques douteuses ou de mettre la clef sous la porte.

Athena Starr in Piggies (1983).
Supergirls Do General Hospital I (1984).

Et sans broncher, s’il vous plaît

Les actrices sont les premières à souffrir de ce monopole : alors que les contenus doivent être renouvelés en permanence, leur vie professionnelle dépasse rarement les deux ans, pour un salaire allant de 800 dollars pour une scène lesbienne à 2 000 pour les pratiques les plus brutales (pénétrations multiples ou violences corporelles). Si elles refusent, elles mettent leur carrière en péril. De quoi pousser les performeuses au-delà de leurs limites, et sans broncher, s’il vous plaît, car sortir du porno est loin d’être simple  : sans droit au chômage, et avec un passé dont il est quasiment impossible de s’affranchir, rares sont celles et ceux qui parviennent à entrer dans le circuit professionnel classique.

Melissa Hill, ancienne porn star qui présente aujourd’hui le talk-show Raw Talk sur LA Talk Radio, a vécu cette transition douloureuse  : reléguée sur le banc de touche du jour au lendemain, elle a expérimenté de nombreuses difficultés inhérentes à son passé d’actrice, du rejet du monde professionnel à la solitude sociale. En 2016, elle a fondé l’Adult Industry Support Group, un groupe de soutien pour les membres et vétérans de l’industrie. “Comme le fait de performer ne rapporte plus d’argent, de plus en plus de filles travaillent aussi comme escort girls, expliquet-elle. Certaines agences poussent leurs actrices aux pratiques les plus extrêmes.” Le tout, bien sûr, sans assurance ni chômage, à quelques exceptions près, sans même parler de droits d’auteur. “Il y a aussi le problème des ‘model houses’, renchérit Melissa, les maisons où sont logées les actrices qui ne vivent pas à Los Angeles. Plusieurs m’ont affirmé que si elles refusaient d’y loger, ou posaient trop de questions sur leur emploi du temps et leurs employeurs, les agences les menaçaient de ne plus les faire travailler.” Le principe est simple : travaille sans ronchonner, ou laisser sa place. Cette rhétorique d’intimidation a donné lieu à plusieurs plaintes, comme celle déposée par l’actrice Leigh Raven, violentée sur un plateau où elle avait refusé de tourner une scène dégradante qui n’avait pas été convenue en amont du tournage.

Face au déclin des conditions de travail, les langues se délient à San Fernando Valley, mais non sans difficulté. Laureen Ortiz a suivi de près le lancement de l’International Entertainment Adult Union (IEAU), le premier syndicat de l’industrie du porno, fondé en 2015 par Phyllisha Anne, vétéran du milieu. Son but : soutenir les travailleurs et les assister dans les démarches de couverture sociale, d’aide psychologique ou légale. Bien que reconnu par l’État américain, l’IEAU, qui a aussi développé des antennes secondaires, peine à se faire entendre. “À notre époque, le pouvoir des syndicats est faible, particulièrement aux États-Unis où il en existe peu, explique Laureen Ortiz. L’IEAU est mal perçu par beaucoup de gens du milieu. Il est géré par des anciens, ce qui est logique puisque pour réaliser que l’on n’a plus rien et que l’on a besoin d’aide, il faut d’abord être sorti du circuit. Les jeunes ont tendance à les mépriser, comme si l’industrie n’avait pas de passé.”

Supergirls Do General Hospital I (1984).

Photographie par Barbara Nitke

Cet article est actuellement visible dans le numero de mai 2018 du magazine Jalouse 

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