Kati Heck : “Je ne m’attends pas à ce que les gens comprennent mon art"
Si tous les amis de Kati sont sauvages, ce n’est pas vraiment un hasard. À 40 ans, l’Allemande devenue Belge d’adoption a son lot d’arai- gnées au plafond. Allez donc la voir, en 2010, avec son groupe de nanas – les Bissy Bunder – se filmer peinturlurées en rose ou déguisées en ca- rottes, fesses à l’air et masques d’ours sûr la tête, pour leur film expérimental Beyonda, A Journey Into The Darkness, dont on peinerait à vous expli- quer le synopsis. Un groupe de filles, “quelques garçons parfois”, déterminés à redonner un peu d’action à la ville d’Anvers, où Kati Heck a élu domicile à 19 ans pour ses études d’art. Le groupe s’essaie à différents formats – théâtre, performance, musique – et donne des représentations jusqu’à Los Angeles. Pour A Journey Into Darkness, “on a inventé l’histoire pendant que l’on conduisait le van”, se souvient-elle. L’art expérimental à l’état brut.
Héritière d’Otto Dix
Si Katie Heck a l’imagination débordante, son trait est, quant à lui, tout ce qu’il y a de plus sérieux. Fille d’un architecte et d’une créatrice de mode, elle est passée par une école d’art et a l’œil pour ce qui est beau. “David Attenborough a dit, ‘si tu veux que les gens changent le monde, montre- leur la beauté’. Je veux que mon art soit accessible à tous.” Avec une technique parfaite, elle met en couleurs et en contrastes le relief des corps et les expressions exagérées, pour des dessins cartoonesques et surréalistes. On la dit héritière d’Otto Dix et de George Grosz, grands maîtres de l’ex- pressionnisme allemand et du mouvement qui en découle, la nouvelle objectivité. Luc Tuymans, peintre belge figuratif influent et accessoirement goujat patenté, a affirmé : “Les femmes ne peuvent pas peindre, sauf deux d’entre elles : Marlene Dumas et Kati Heck.” Le monde de l’art ne s’y est d’ailleurs pas trompé : les peintures de l’artiste ont été exposées au Centre Pompidou, au Musée national de Chine à Pékin sous la curation d’Ai Weiwei, à la galerie Mary Boone de New York, dans les galeries Saatchi et Sadies Cole de Londres et chez son galeriste Tim Van Laere, à Anvers, où se tiendra sa prochaine expo solo.
Devenir un papillon
Pour ses peintures, Kati Heck met ses amis en scène : “Je passe tellement de temps avec mes personnages, c’est important de les aimer”, dit- elle. Elle les place souvent autour d’une table, d’un piano ou d’un bar, dans des scènes festives d’où transparaît un air de débauche. Une passion des dîners que l’artiste a développée depuis l’ado- lescence, lorsqu’elle invitait à sa table une réplique de Brad Pitt en carton – désormais reproduite en sculpture. Depuis deux ans, Kati s’est installée à la campagne. Ses amis sont toujours aussi sauvages – quoiqu’un peu différents. Autour de sa table se rencontrent désormais chenille, chien, poisson, robot et êtres humains. “J’ai été inspirée par Donna Haraway”, confie-t-elle, en vraie admiratrice de la biologiste américaine, éga- lement philosophe, historienne des sciences et darling du monde de l’art, qui a mis au point le concept de chthulucène, soit une Terre redevenue sauvage, en opposition à l’anthropocène, époque géologique où l’activité humaine commence à avoir un impact global sur l’écosystème terrestre. “Pour elle, le monde dans lequel on vit doit changer et la seule manière d’obtenir un changement positif est à travers plus d’empathie, pas seule- ment entre humains, mais aussi pour les choses, les machines. Cette empathie peut être atteinte en changeant nos gènes : nous pourrions ainsi nous rapprocher du papillon et sentir ce que c’est que d’avoirdesailes.C’estuntrèsbonpointdedépart pour une exposition.” De la folie de la vie d’Anvers et ses créatures nocturnes, Kati Heck passe donc à l’imprévisibilité de la nature et photographie ses amis déguisés en épouvantails. “L’environnement dans lequel tu vis change ce que tu peins, dit-elle. Désormais, j’observe les citrouilles pousser.”
Bébé détective
Une curiosité naturelle presque enfantine que Kati Heck raffine au fil des ans. Affublée d’une casquette “Heck Yeah” à l’effigie des stars du dessin animé Adventure Time, elle explique comment elle a créé le “bébé détective”, sorte d’alter ego artistique qui l’accompagne dans ses travaux. “Le regard des bébés est frais. Il n’est altéré ni par les mauvaises ni par les bonnes choses”, explique l’artiste, maman d’une petite fille. En 2012, elle lance le Babydetektivclub et l’accompagne d’un manifeste qui s’ouvre sur ce slogan : “Au diable vos idéologies définitives !” Elle y invite une centaine d’artistes pour discuter art, littérature et idées. “C’est aussi ma façon d’avoir une vie sociale, avoue-t-elle. Je peins beaucoup, c’est une vie solitaire.” Elle retrouve ainsi ses comparses des Bissy Bunder, Tina Schott et Julia Wlodkowski, et tourne en 2013 Der Springende Punkt (Le Nœud de l’affaire, en VF), un film en trois parties tout aussi déjanté que leur voyage dans les ténèbres trois ans plus tôt. Enfantines aussi, les saucisses de Heck, motif récurrent auquel l’artiste a donné un aspect humain et sympathique qui aurait bien pu inspirer les créateurs du film d’animation pour stoners Sau- cisse Party. Dans le musée de la sculpture en plein air de Middelheim, à Anvers, l’artiste a installé trois saucisses en bien mauvaises postures : l’une est pendue, l’autre tranchée en deux tandis que la troisième semble pleurer ses amis. “D’un point devue féministe, on pourrait croire que c’est une métaphore facile, mais je ne le vois pas ça comme ça”, explique celle que l’on décrit souvent comme post-féministe, sûrement pour son refus de prêter at- tention au genre. On lui objecte qu’il est tout de même difficile de séparer la saucisse de sa symbolique phallique. “C’est vrai, mais c’est aussi très allemand”, répond-t-elle, espiègle. Kati Heck n’aime pas expliquer son art. “Je ne m’attends pas à ce que les gens comprennent et cela n’a pas d’importance. Quelqu’un pourra aimer mes toiles parce qu’il les trouve belles, un critique d’art pourra les apprécier pour des raisons plus conceptuelles.” Il y a de la place pour tout le monde autour de la table de Kati Heck.