À l’occasion de la sortie d’une édition collector somptueuse de son roman graphique, retour sur Emil Ferris, pythie moderne. 

&ldquo;Si l&rsquo;on pouvait voir le monde &agrave; travers un &oelig;il de verre, le monde aurait-il l&rsquo;air plus fragile ?&rdquo;, se demande Karen, la petite h&eacute;ro&iuml;ne de Moi ce que j&rsquo;aime, c&rsquo;est les monstres. Emil Ferris, elle, semble voir le monde avec un troisi&egrave;me &oelig;il, entre r&ecirc;ve et cauchemar, entre humour et trag&eacute;die. L&rsquo;ann&eacute;e derni&egrave;re, interrog&eacute;e par Fran&ccedil;ois Angelier dans l&rsquo;&eacute;mission radiophonique Mauvais genre sur cette figure de la sorci&egrave;re &agrave; laquelle on l&rsquo;a souvent associ&eacute;e &ndash;&nbsp;elle s&rsquo;habille de noir, les yeux cern&eacute;s de kh&ocirc;l et utilise une canne en bois nou&eacute;&nbsp;&ndash;, elle r&eacute;pondait&nbsp;: &ldquo;Oui, je crois que les artistes sont des sorci&egrave;res, nous jetons des sorts. L&rsquo;art graphique, c&rsquo;est un sort que l&rsquo;on jette sur la feuille. Dans les hi&eacute;roglyphes, il y avait d&eacute;j&agrave; l&rsquo;image, la signification. C&rsquo;est un art ancien.&rdquo; Le sort qu&rsquo;elle nous a jet&eacute; en 2017 est un sort puissant, ravageur&nbsp;: un sort de 476&nbsp;pages (et ce n&rsquo;est que le tome 1). La presse du monde entier et les lecteurs &eacute;bahis se sont inclin&eacute;s devant ce &ldquo;deus ex machina&rdquo;, l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;un g&eacute;nie jusque-l&agrave; inconnu de 55 ans. Que raconte ce roman graphique ? Sous la forme du journal intime, il parle de la vie d&rsquo;une gamine de 10&nbsp;ans, Karen, qui habite&nbsp;Uptown, un quartier chaud de Chicago &agrave; la fin des&nbsp;ann&eacute;es&nbsp;60. Fan de Comics et de films d&rsquo;horreur de s&eacute;rie&nbsp;B, Karen se dessine elle-m&ecirc;me comme un&nbsp;enfant loup-garou et fait des mus&eacute;es sa seconde maison. Lorsque Anka, sa voisine myst&eacute;rieuse qu&rsquo;elle adore, rescap&eacute;e des camps, se tire une balle dans le c&oelig;ur, ce suicide louche pousse Karen &agrave; mener l&rsquo;enqu&ecirc;te sur son histoire. Emil Ferris d&eacute;nonce en filigrane ceux qu&rsquo;elle appelle les &ldquo;villageois&rdquo; qui pourchassent avec des torches les monstres et tous ceux qui sont diff&eacute;rents, les fascistes d&rsquo;hier et d&rsquo;aujourd&rsquo;hui, en train de ressortir de leur tani&egrave;re notamment dans l&rsquo;Am&eacute;rique de Donald&nbsp;Trump. 
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UNE MAL&Eacute;DICTION&nbsp;QUI SE TRANSFORME EN MIRACLE 
Karen, c&rsquo;est plus ou moins elle. Emil Ferris a&nbsp;grandi &agrave; Chicago, &eacute;lev&eacute;e par des parents artistes dans un quartier o&ugrave; les coups de feu r&eacute;sonnaient toute la nuit. Elle a vu et v&eacute;cu des choses difficiles, voire indicibles, si violentes qu&rsquo;elle n&rsquo;aurait pas pu les&nbsp;mettre frontalement dans ce livre&nbsp;: des violences&nbsp;polici&egrave;res apr&egrave;s l&rsquo;assassinat de Martin Luther King, des meurtres ou des suicides. Diff&eacute;rente &ndash;&nbsp;elle souffre d&rsquo;une scoliose grave depuis sa naissance dont elle est op&eacute;r&eacute;e &agrave; 10&nbsp;ans&nbsp;&ndash;, elle aiguise son empathie et son intuition, rep&eacute;rant la douleur et le d&eacute;sespoir chez les autres, par exemple chez les amis de ses parents qui portent des num&eacute;ros tatou&eacute;s sur le bras et dont elle &eacute;coute les histoires. Passionn&eacute;e par le dessin depuis toujours, elle devient illustratrice tout en faisant des petits boulots comme femme de m&eacute;nage ou r&eacute;ceptionniste pour &eacute;lever sa fille. &Agrave;&nbsp;40&nbsp;ans, elle est soudain frapp&eacute;e d&rsquo;une mal&eacute;diction qui va se transformer en miracle&nbsp;: piqu&eacute;e par un moustique infect&eacute; du virus du Nil, elle attrape une m&eacute;ningo-enc&eacute;phalite qui la laisse paralys&eacute;e des jambes et de la main. Encourag&eacute;e par sa fille, Emil Ferris va r&eacute;apprendre &agrave; marcher et &agrave; dessiner avec un stylo &agrave; bille scotch&eacute; &agrave; sa main droite. Et pendant dix ans, elle va travailler sans rel&acirc;che les 800 pages de Moi ce que j&rsquo;aime, c&rsquo;est les&nbsp;monstres, toujours au stylo, un manuscrit qui sera refus&eacute; 48 fois par les &eacute;diteurs avant de para&icirc;tre, enfin, et de remporter un succ&egrave;s ph&eacute;nom&eacute;nal. Pendant que les lecteurs attendent avec ferveur le deuxi&egrave;me tome annonc&eacute; de 400&nbsp;pages, les &eacute;ditions Monsieur Toussaint Louverture sortent, pour cette fin d&rsquo;ann&eacute;e, une extraordinaire &eacute;dition du livre, surnomm&eacute;e Cr&eacute;ature, &agrave; la jaquette dessin&eacute;e par&nbsp;Emil Ferris, inspir&eacute;e par le tableau &OElig;dipe et le Sphinx de F.E.&nbsp;Ehrmann. Le tirage est limit&eacute; &agrave; 3 333&nbsp;exemplaires num&eacute;rot&eacute;s avec reliure cartonn&eacute;e, toil&eacute;e avec s&eacute;rigraphie, accompagn&eacute; de deux bandes dessin&eacute;es apocryphes sous forme de livrets s&eacute;par&eacute;s. Bref, une &eacute;dition d&rsquo;un luxe inou&iuml; dont l&rsquo;esth&eacute;tique est &agrave; la hauteur de l&rsquo;&oelig;uvre qu&rsquo;elle rec&egrave;le. On ne peut pas s&rsquo;emp&ecirc;cher de penser &agrave; ce que le grand Art Spiegelman (Maus), admiratif, a dit de Moi ce que j&rsquo;aime, c&rsquo;est les monstres&nbsp;: &ldquo;Mon amour pour ce livre commence par le dessin. La fa&ccedil;on qu&rsquo;a eue Emil Ferris de surgir de nulle part, d&rsquo;appara&icirc;tre avec un trait aussi accompli, aussi parfaitement d&eacute;velopp&eacute;, cela semble irr&eacute;el.&rdquo; La mani&egrave;re de travailler d&rsquo;Emil Ferris, qu&rsquo;on&nbsp;voit toujours un stylo &agrave; la main, para&icirc;t aussi surnaturelle. Interview&eacute;e dans une vid&eacute;o des &eacute;ditions Monsieur Toussaint Louverture, elle explique&nbsp;: &ldquo;J&rsquo;adore travailler la nuit, j&rsquo;ai l&rsquo;impression de marcher sur les r&ecirc;ves de tout le monde. Et je suis toute seule. Pourtant je ne me sens pas seule, je me sens entour&eacute;e de tous leurs r&ecirc;ves&hellip;&rdquo; Entrer dans ce livre, c&rsquo;est s&rsquo;immerger dans un univers total, faire des&nbsp;allers-retours entre les pages qui se font &eacute;cho et entre ses mots puissants derri&egrave;re une apparente innocence. Ses monstres sont des voyants qui font acte de r&eacute;silience, d&rsquo;empathie, d&rsquo;humanit&eacute;. Le&nbsp;pouvoir d&rsquo;Emil Ferris est immense, c&rsquo;est un pouvoir de gu&eacute;rison par l&rsquo;imagination.&nbsp;

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Emil Ferris, l'artiste qui aimait les monstres

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