Comment se faire caster aujourd'hui ?
Texte par Anne-Laure Griveau
Photographie par Yulya Shadrinsky
“Oh, you’re a model ? What’s your agency, Instagram ?” (Alors comme ça tu es modèle ? C’est quoi ton agence, Instagram ?), l’un des mèmes internet les plus repris dans la sphère mode pourrait bien devenir plus qu’une blague. Bousculant tout sur son passage, le réseau social lancé en 2010 a redéfini les contours de la mode et plus particulièrement ceux du casting. Côté modèles, il est le meilleur (et le moins cher) des portfolios. “Instagram permet aux filles de reprendre une part de pouvoir sur leur façon de travailler et leur carrière”, avance James Scully, légendaire directeur de casting (il travaille notamment pour Nina Ricci, Jason Wu, Derek Lam ou Stella McCartney). Communiquant aussi sur cette liberté rendue au modèle, de nouvelles applications comme Swipecast ou Feels s’inventent Uber de la mode en mettant en contact direct mannequins et clients. Adieu directeurs de casting et model scouts (dénicheurs) ? Loin de là, dans un monde de la mode en pleine mutation, leur rôle n’a jamais été aussi important. “On nous demande désormais d’avoir toujours un coup d’avance, de trouver la prochaine ‘it’, la fille qui n’est pas encore sortie, avant tout le monde”, raconte Émilie Le Goff, fondatrice de l’agence Twobirds Casting et tête chercheuse pour, entre autres, Wanda Nylon et Holiday Magazine, “Pour cela, nous sommes obligés de vivre avec notre temps, de ne pas rester bloqués sur les agences et aller voir du côté de la rue ou d’Instagram.”
Puissant outil pour les mannequins, Instagram l’est aussi pour les casteurs qui l’ont désormais intégré à leur manière de travailler. “Je m’en sers surtout pour les demandes spécifiques, explique Philippe Elkoubi, directeur de casting à la tête de Ohm Studio. En ce moment, j’y cherche par exemple des danseurs urbains pour un film parfum.” Si les agences de mannequins ont toujours la part belle, Instagram permet de trouver nouveauté et spécificité. Plus besoin d’être un insider ou même de se déplacer. Fini les voyages au Brésil pour scouter, c’est à coup de longs scrolls, de sauts de hashtags en comments que l’on déniche désormais la perle rare. Cela donne des campagnes comme #castmemarc (en 2014, Marc Jacobs cherche son égérie sur les réseaux sociaux), #edwardenninfulscouts (idem, en 2015, pour le directeur mode et style du magazine W ) ou @WeLoveYourGenes (le compte instagram de scouting de l’agence IMG Models). Mais ce que l’on chasse aujourd’hui sur les réseaux sociaux, c’est aussi le lifestyle et la personnalité des filles. Il ne suffit plus de trouver les mensurations parfaites et quelqu’un qui pose ou défile bien, mais bel et bien celle qui aura quelque chose en plus, ce “cool” tant recherché. Outil de distinction pour les mannequins, comme pour les clients du directeur de casting (les marques et les maisons de couture), la personnalité – qui avait disparu après l’ère des supermodèles – est désormais aussi importante que le physique. Les aptitudes à la valoriser aussi. “Avant, aux États-Unis, on demandait à un acteur de savoir jouer, mais aussi danser, faire des claquettes, etc. Aujourd’hui, on demande aux modèles et aux comédiens de, non seulement faire leur métier, mais aussi savoir occuper toutes les platesformes médiatiques”, souligne Philippe Elkoubi. Le job de mannequin a changé, il ne s’agit plus d’être simplement belle, mais aussi de donner à voir sa vie, savoir le faire (et pouvoir le supporter).
Nouveau critère, l’influence sociale (nombre de followers, likes, commentaires…) deviendrait même primordiale pour certains clients des directeurs de casting. Pour toucher les millennials et suivre au mieux l’évolution des comportements d’achat induite par le digital, le luxe et la mode se mettent eux aussi à préférer ceux que l’on nomme désormais les “influenceurs”. Dolce & Gabbana a, par exemple, fait défiler 51 des plus jeunes et célèbres Instagramers du monde pour son défilé homme automne-hiver 2017-18. Et les agences traditionnelles de mannequins d’ouvrir les unes après les autres des divisions spéciales… C’est, par exemple, le cas de One Management avec One.1K, branche influenceurs dont la homepage mentionne pour seule info le nombre de followers de ses talents. Il y a aussi Kitten Agency (par Galore Media) dont le formulaire de candidature demande toutes les “social infos” imaginables mais rien sur le poids ou la taille. Philippe Elkoubi tempère tout de même : “L’existence sur les réseaux sociaux fait partie des datas que l’on ajoute désormais lorsque l’on propose quelqu’un, mais s’il ne correspond pas à l’image de la marque, ils ne sera pas pris.” Si le succès des social models a le mérite de casser le physique type de la runway girl au profit de formes comme celles de Gigi Hadid, cela a aussi le don d’agacer certains professionnels qui, devant le manque de métier et de profondeur, refusent d’y voir une vraie disruption.
Devant cet essoufflement probable – “I hope not !”, s’exclame James Scully lorsqu’on lui demande si, comme le prédisent certains marketeurs, la tendance des modèles influenceurs est vouée à s’installer –, de jeunes casteurs et designers réinventent le casting, loin des agences, des followers et des influenceurs. C’est le cas de la marque Vetements et de ses castings sauvages ou du créateur Gosha Rubchinskiy qui, s’il scoute aussi sur Instagram, n’y cherche surtout pas de profils populaires, bien au contraire. Après avoir déniché, en street casting pur, de jeunes skateurs à Moscou, sa ville natale, c’est sur les réseaux sociaux qu’il passe une annonce pour trouver les modèles de sa collection printemps-été 2017. N’importe qui pouvait postuler, à condition d’être dispo du 13 au 16 juin 2016. Résultat, venus de Manchester, de Russie ou d’ailleurs, une bande de garçons à “seulement” 1 500 followers en moyenne a dynamité le Pitti Uomo où avait lieu le défilé. Autre explosion, celle de l’agence Midland, fondée par la photographe Rachel Chandler et le casteur du moment Walter Pearce qui, ironie du sort, serait, avec ses pantalons de pyjama et ses grandes lunettes, lui-même en passe d’entrer dans la catégorie très fermée des influenceurs. À 21 ans, le jeune directeur de casting impose son rejet des mannequins signés, calibrés pour les agences, des stars d’Instagram et des insiders de la mode. Ce qui l’intéresse, comme les marques qui travaillent avec lui (Hood by Air), c’est l’authenticité un brin décalée, le presque bizarre. Ces nouvelles beautés, comme celle d’Hirakish, Walter les trouve dans des fêtes, dans la rue, dans le métro ou sur Intagram. L’homme de la rue, parti pris d’une certaine frange de la mode ? Pas vraiment, même les maisons plus classiques s’y mettent : récemment Calvin Klein ou J. Crew ont également recruté des amateurs pour représenter leurs marques. “La vision de l’homme et de la femme change, il y a une redéfinition de ce qu’est la beauté et de ceux qui doivent l’incarner, les codes ne sont plus les mêmes, on va presque vers du Monsieur et Madame Tout-le-monde”, explique Emilie Le Goff, avant d’ajouter, “C’est intéressant, c’est une vraie ouverture, y compris dans notre façon de travailler, il nous faut élargir nos recherches et trouver d’autres canaux.” Cela tombe bien, de nouvelles agences, des “boutiques agencies” comme les appelle le Vogue US, spécialisées dans cette beauté alternative et dans les non-pros ouvrent peu à peu leurs portes. Parmi elles, l’agence Midland, mais aussi Lumpen à Moscou, Nii Agency à Londres ou encore Tomorrow is an other day en Allemagne.
Redéfinir la beauté, une nouvelle esthétique, sans cesse développer son œil, mais aussi, et surtout, celui de ses clients, semble plus que jamais être le métier du directeur de casting. Quitte à devenir politique ? Peut-être, si l’on en croit le travail de Walter Pearce pour la future campagne Gucci où, comme le révèlent les teasers postés en janvier sur le compte instagram de la marque, seuls des (non) mannequins noirs ont été castés par le jeune agitateur. Une révolution (un opportunisme diront certains) pour la maison italienne, comme pour l’industrie. Pour James Scully, malgré la polémique qui s’annonce, c’est une victoire sur le manque de diversité qui sévit encore dans l’univers du casting. Très engagé, le directeur de casting, qui milite également contre l’underage des mannequins et le harcèlement sur leur poids, bataille aussi contre la course à la nouveauté. “Il y a tant de shows et d’enjeux marketing que tout le monde, dans cette mode devenue entertainment, veut de nouvelles têtes pour se démarquer. Cette ruée vers la new face est un drame pour les filles que l’on balaie comme on swipe sur Tinder, avance-t-il. À l’époque des tops, on développait des carrières, des personnalités, le créateur avait ‘sa’ fille, elle l’inspirait ; aujourd’hui, l’over-exposition rend la disparition inéluctable.” C’est aussi dans cette idée de développement, d’accompagnement et de protection (les insta ou street modèles ne sont pas toujours armés pour négocier leurs droits) que se développent les “boutiques agencies”. Parmi ces dernières, il y a également No Agency, fondée par l’ancien mannequin Ashley Smith. Représentant des muses, des slasheuses qui ont toutes d’autres passions que celle de poser et veulent avant tout s’exprimer, elle est conçue comme une communauté où l’on peut toujours compter sur les autres. “J’aimerais qu’on réinjecte de la bienveillance et de la joie dans ce milieu”, conclut James Scully. Quand on sait que Walter Pearce demande parfois à ses modèles de courir comme s’ils rataient leur train lors des auditions, cela s’annonce bien parti.