Avec Phoenix, à l'aube de la sortie de leur nouvel album “Alpha Zulu”
Vingt-deux ans de musique, et l’ADN Phoenix semble durablement fait d’agilité, de curiosité pour d’autres horizons, d’élégance mélodique et de mélancolie pudique, même (et surtout ?) sous des atours les plus entraînants. Le neuf “Alpha Zulu” revigorera les cœurs les plus amers et les corps les plus endoloris. Avec le chanteur Thomas Mars et le guitariste Christian Mazzalai, retour sur sa genèse.
L’OFFICIEL : A quel moment sentez-vous qu’une chanson est finie, et qu’il ne faut plus y toucher ?
TM : Quand on est épuisés…Si l’on continuait à travailler dessus, le dégoût prendrait le dessus. On sent qu’elle est terminée quand on a l’impression d’avoir essayé toutes les combinaisons possibles, et que la version finale est celle qui trahit le moins l’esprit d’origine, aussi fidèle que possible à la démo.
L'O : Vous avez tendance à procéder par addition ou par soustraction ?
CM : Sur cet album, par soustraction, c’est un des mots-clés de l’album.
TM : Il est un peu plus minimal, en travaillant selon le principe du « Negative space », pour reprendre une formule de Philippe Zdar (le très regretté musicien et producteur, disparu accidentellement en 2019, qui avait co-produit l’exceptionnel Wolfang Amadeus Phoenix du groupe, récompensé par un Grammy Award en 2010). Si l’un de nous quatre n’aime pas quelque chose, on a appris à être patients. Depuis Wolfang…on observe cette méthode. Par exemple sur le morceau Rome, on calait, mais à la fin Deck et Chris ont trouvé un truc sur le refrain qui l’a débloqué.
L'O : Identical, qu’on entendait dans la BO de On The Rocks, le film de Sofia Coppola (disponible sur Apple TV +), sonne un peu comme le point de départ de l’album…
CM: Oui, c’est le cas. C’était le dernier morceau enregistré à la Gaîté Lyrique, où l’on avait réalisé l’album précédent.
L'O : Est-ce que certaines chansons naissent d’ébauches délaissées au fil des années ?
CM : Oui, par exemple, sur ce disque, After Midnight, vient d’une chanson commencée il y a huit ou neuf ans. C’est la première fois que l’on reprend un morceau aussi ancien, pour le sauver…Cela nous donne plein d’espoir pour l’avenir ! On a été très productifs sur cette séance d’enregistrements. Mais on arrive toujours à dix chansons…
TM : On en est à fantasmer à faire un album de onze chansons !
L'O : Vous avez enregistré le précédent Ti Amo à La Gaîté Lyrique, celui-ci au Musée des Arts Décoratifs…concrètement, qu’est-ce que cela change ?
CM : Tout. Cela change notre quotidien, c’est une nouvelle pièce, avec une nouvelle acoustique et de nouveaux instruments. Etre dans un lieu fermé la plupart du temps, à cause des confinements, isolés au milieu d’œuvres d’arts, offre une configuration inédite…On entrait d’un bout de l’aile, pour aller de l’autre côté, il fallait bien 10 minutes d’un bon pas.
TM : C’était fou d’avoir la clé. D’autant plus fou que nous avons grandi à Versailles, on vivait dans un musée à ciel ouvert, c’était magnifique, mais c’était dur de créer, d’être inspirés malgré la beauté, et compliqué de faire bouger les choses, de déranger le passé et l’ordre établi. Là-bas, si la musique ce n’est pas du Lully ou du Rameau, c’est compliqué…Voir l’envers du décor, c’était pas mal aussi. Dans le studio, c’était un fourre-tout atypique, l’art n’était pas présent de façon ordonnée.
CM : Par exemple, il ne savait pas où mettre le stock, donc, on pouvait avoir des œuvres des Lalanne par exemple, comme l’hippopotame! On s’en est bien occupés…
L'O : Il y a une analogie assez évidente entre ce que présente ce musée, avec des œuvres issues d’imaginaires très différents et votre musique, qui est aussi nourrie par des inspirations hétéroclites….
TM : Le trajet pour aller au studio et en partir ressemblait un peu à ce qui se passait dans nos cerveaux en matière de sampling et d’approches. On voyait vraiment de tout, sur le chemin de l’entrée au studio proprement dit. La dernière œuvre que l’on voyait en arrivant au studio et la première que l’on voyait en partant, c’était le trône de Napoléon, la version dont les aigles avaient été enlevés pour être remplacés par des glands. Il y avait un côté grandiose et tragi-comique. Le fait de passer devant les œuvres tous les jours, fait que tu commences à avoir des pièces préférées, c’était un peu ce qui se passait avec nos chansons. Comme disait Christian, il fallait enlever ce qui nous plaisait le moins, ce qu’il y avait de moins essentiel.
L'O : Est-ce que livre consacré à l’histoire du groupe, paru chez Rizzoli en 2019, vous a permis de vous recentrer sur votre propre parcours pour vous relancer ?
TM : Le principe de faire un livre sur nous ne nous plaisait pas trop, mais c’est encore une histoire de soustraction. On l’a fait pour se vider, et passer à autre chose.
L'O : Est-ce que l’interaction créative entre vous a changé de nature au fil des années ?
CM : Sur celui-ci, comme nous étions tous les quatre, avec un batteur coincé à New-York, et pas d’ingénieur du son, on faisait tout nous-mêmes, un peu comme à l’époque du premier album.
TM : Il y avait aussi une excitation à se retrouver, on ne s’était pas vus depuis neuf mois, ce qui ne nous est jamais arrivé, depuis qu’on a 16 ans, on se voit au moins toutes les deux semaines. Quand on s’est retrouvés pour faire de la musique, l’excitation adolescente à faire de la musique était la même qu’à l’époque qui nous a emmené jusqu’à enregistrer United, quand on ne pouvait faire de la musique que le weekend. Au début, on n’avait pas trop d’inspiration, on ne savait pas quand le disque sortirait, quand on pourrait le jouer sur scène…et quand on a vu le monde sortir de sa pause, on a senti que la musique allait venir.
CM : Oui et très vite, avec beaucoup de premières prises qui ont été retenues pour les versions finales, notamment les voix. On a voulu garder ce côté candide du premier jet.
L'O : Il y a un point de départ typique dans vos compositions ?
CM : Nous quatre dans une pièce, autour d’une table, et moi qui enregistre quand ça commence à prendre forme. Cela ne vient jamais d’une idée préconçue.
L'O : Une fois en studio, vous travaillez dans une bulle hermétique ou est-ce que vous laissez de la place au monde extérieur ?
CM : Elle est presque hermétique disons. On travaillait pas loin de 14 heures par jour, on dormait le reste du temps.
TM : Quand on rentrait chez nous, écouter de la musique était presque impossible, surtout quand les idées se précisent. On écoutait parfois des nouveautés tous ensemble sur les enceintes du studio. En revanche, regarder des films avait l’effet d’une sorte de douche.
L'O : Vous disiez dans un entretien qu’être français et faire de la pop était très libérateur…Vous le pensez toujours ?
TM : Je ne sais pas si c’est libérateur. Mais avant, quand on faisait des interviews à l’étranger, nous étions exotiques, c’est sûr…C’est encore le cas, même si c’est une nouvelle génération de journalistes.
L'O : Comment vous expliquez votre longévité ?
TM : Quand on a commencé la musique, c’était un besoin vital. On a tout détruit pour s’y consacrer et ne pas se retrouver sur la rive du monde de l’entreprise. Je ne crois pas qu’un seul d’entre nous ait passé plus de neuf mois à la fac.
CM : Même adolescents, tout le monde nous demandait pourquoi nous étions toujours ensemble. On était déjà une énigme.
TM : L’amitié, avant l’idée de faire de la musique, nous liait, les deux sont nés en même temps.
L'O : En moyenne, quatre ans s’écoulent entre vos albums, vous n’avez jamais eu la tentation de mener des projets en solo ?
TM : Non. Pour les amis, rarement, par exemple sous le nom de Gordon Tracks avec Air (pour la chanson Playground Love, sur la BO de Virgin Suicides, ndlr).
CM : C’est un pacte entre nous.
TM :J’ai plus de plaisir à refuser, même si ce que l’on me propose est dans mon registre, et à me tenir à cette règle.
L'O : C’est un truisme, mais il n’y a jamais eu autant de musique disponible, gratuitement. Vous vous demandez comment réussir à se distinguer ?
CM : On ne s’est pas posé la question en enregistrant le disque. On n’écrit pour nous quatre, et si ça nous plaît, on espère que ça plaira à d’autres.
TM : C’est dur quand tu commences aujourd’hui, parce que c’est la question la plus importante à se poser. Je crois qu’il y a plus de 40 000 chansons qui arrivent chaque jour sur les plate-formes. Il ne faut pas y penser lorsqu’on crée. Je cherche à épater mes camarades, c’est pareil pour eux, je pense.
L'O : Rêvez-vous de musique ?
TM : Au sens où McCartney a rêvé de la mélodie de Yesterday (véridique, ndlr), non. C’est beaucoup plus angoissant…
CM : On fait les mêmes cauchemars, par exemple, on ne trouve pas le chemin de la scène, ou on joue les mêmes morceaux…
TM :…ou je ne reconnais aucun morceau de la set-list… On a vécu les mêmes traumatismes, les fois où tout le son s’arrête en plein live.
CM : Winter Solstice, sur l’album, on l’a faite quand Thomas était bloqué aux Etats-Unis, pendant plusieurs mois. On lui a envoyé une boucle de musique, sans début ni fin, sur laquelle il a posé son chant et les paroles un peu sur le mode d’un stream of consciousness, d’une rêverie.
L'O : Vous avez lancé un Saké en 2017, Tatenokawa, vous allez continuer à en produire ?
CM : Oui, on aime trop le Japon, et toutes les excuses pour y aller sont bonnes. On adorerait faire un album là-bas. On a même fait faire un tatamis sur mesure pour notre studio aux Arts Décoratifs.
Alpha Zulu (Loyauté/Glassnote/Distribution A+LSO / SONY MUSIC)
Toutes les dates de la tournée à retrouver sur https://wearephoenix.com
A lire : Liberté, Égalité, Phoenix ! (Editions Rizzoli, 2019)
A boire (avec modération, l’abus d’alcool est dangereux pour la santé) Tatenokawa Phoenix, disponible sur https://www.workshop-isse.fr/