Marc Jacobs : "Je vois le même psychiatre depuis 30 ans"
Nous sommes assis en triangle, dans une configuration qui semble préparée : lui et moi côte à côte sur un sofa à deux places, une attachée de presse en face de nous et une autre derrière moi, de telle sorte qu’il peut la voir mais moi pas. Cela fait beaucoup de monde dans un même espace et l’ambiance n’est pas spécialement décontractée, aussi la discussion s’engage de manière assez maladroite. Sans compter que l’air est chargé de fumée. Car Jacobs, toujours très beau et séduisant cinquantenaire, conservera une cigarette allumée à la main tout le long de notre échange. À l’occasion il prend la pose, alangui dans un coin du canapé, épaule pardessus le dossier, la main à la cigarette posée sur la tempe. Il a beau porter un blouson bombers sur un T-shirt et un simple jeans, il se dégage de lui une élégance chic mais aussi une sorte de lassitude qui s’exprime dans son regard, celle d’un homme jeune dans sa tête mais qui semble en avoir déjà trop vu de la vie.
La collection, marquée par d’incroyables volumes (antithèse parfaite des silhouettes proposées partout ailleurs en ce moment), a reçu les éloges de la presse spécialisée, qui a vu en elle le défilé phare non seulement de New York mais de toute la saison : originales, macabres, réfléchies, les pièces sont portables (de façon spectaculaire certes) tout en étant délicatement conçues, presque couture dans leur esthétique. Les modèles, mi valkyries mi-rock stars 70s (aux cheveux crantés style Art Déco) ont ainsi foulé le podium minimaliste sur fond blanc, chaussures à plateformes monumentales aux pieds. Il y avait de la couleur et de la texture, mais au lieu des mélis-mélos de patchworks vus à Milan et à Londres, les looks semblaient nés ici d’un assemblage mieux travaillé, plus subtil et cohérent de tonalités gothiques en noirs et gris, rose terne et beiges. Seule note discordante et à la fois curieusement appropriée du défilé : le tintement régulier du signal sonore indiquant la réception d’un SMS en lieu et place d’une bande-son. Quand je lui demande s’il pense que l’industrie de la mode est en pleine mutation, il semble ne pas comprendre de quoi je parle.
Il est rapidement devenu célèbre comme l’enfant prodige de la mode avec une tendance à l’autodestruction. Il doit beaucoup à sa collaboration avec Robert Duffy (les deux hommes se sont connus à la fin des années 1980 et sont toujours partenaires de travail), qui est l’équivalent pour lui de ce que Pierre Bergé fut à Yves Saint Laurent. C’est grâce à Duffy que, en 1984, Jacobs a pu présenter sa première collection en nom propre, grâce à lui toujours qu’il a pris place à la tête de la création chez Louis Vuitton en 1997, un poste qu’il occupa seize années durant et qu’il auréola d’un énorme succès financier pour la marque. Aujourd’hui de retour dans sa ville natale, il semble être un homme bien dans sa peau. À quoi ressemble sa vie désormais ? “Je me lève à 7 heures, j’emmène mon chien Neville en balade et lui prépare le petit-déjeuner. Je vais à la gym, et après ça, au bureau.” Fait-il toujours autant d’exercice ? “Oui, mais seulement quatre jours par semaine, contre six à sept autrefois. J’avais tendance à en faire trop, mais cela fait partie de ma nature.” Une fois encore il rit de lui-même.
Portrait Tung Walsh