Tournées des stades, envolées des festivals, concerts sold-out... Jadis artisanal, le business du live s’est professionnalisé jusqu’à devenir une terrible machine lucrative au fonctionnement proche du duopole. Alors quoi, pas de salut hors la musique sur scène ?

&Agrave; son tableau de chasse figurent parmi les plus prestigieuses signatures du milieu: Air, Daft Punk, Keziah Jones, Matthieu Chedid, IAM et Manu Chao. Tous lui doivent une partie de leurs formidables carri&egrave;res. Pourtant, Emmanuel de Buretel, ex-t&ecirc;te pensante de Virgin Music, fait grise mine. &Agrave; l&rsquo;entendre, le monde de la musique ne serait plus ce qu&rsquo;il &eacute;tait. Il marcherait m&ecirc;me sur la t&ecirc;te. Lorsque le d&eacute;sormais pr&eacute;sident de la Soci&eacute;t&eacute; des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) donne son sentiment sur l&rsquo;&eacute;volution du march&eacute;, il n&rsquo;y va pas de main morte :&nbsp;&ldquo;La diversit&eacute; est ab&icirc;m&eacute;e. Live Nation et AEG ont tout rafl&eacute;&rdquo;,&nbsp;explique- t-il dans les colonnes du&nbsp;Monde.&nbsp;Il est vrai que la situation ressemble &agrave; une domination sans partage du business du live. Tandis que Live Nation organise 30 000 concerts chaque ann&eacute;e dans 40 pays tout en d&eacute;tenant Jay-Z, Beyonc&eacute; et U2 dans son catalogue, Anschutz Enter- tainment Group (AEG), son principal concurrent, poss&egrave;de 50 salles de spectacle &agrave; travers le monde, g&egrave;re 40 festivals parmi lesquels le c&eacute;l&eacute;brissime Coachella et serait &eacute;valu&eacute; &agrave; 8 milliards de dollars, selon le magazine&nbsp;Forbes.&nbsp;Des g&eacute;ants ! Presque des monstres.

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PROSP&Eacute;RER SUR LES RUINES DU DISQUE

Comment expliquer la situation actuelle? Jean-Daniel Beauvallet, plume l&eacute;gendaire des&nbsp;Inrockuptibles,&nbsp;inlassable d&eacute;fricheur et observa- teur d&rsquo;un milieu en constante mutation, livre une premi&egrave;re explication :&nbsp;&ldquo;L&rsquo;effondrement d&rsquo;un syst&egrave;me labels/managers a permis l&rsquo;av&egrave;nement de&nbsp;nouveaux acteurs. Ils ont compris que l&#39;&oelig;uvre enregistr&eacute;e, ce qui co&ucirc;te cher aux maisons de disques, ne tenait plus le premier r&ocirc;le. Avant, on tournait pour vendre des disques. Aujourd&#39;hui, on sort des disques pour vendre des tickets de concerts...&rdquo;&nbsp;Comme un jeu de vases communicants, l&rsquo;effondrement de l&rsquo;industrie du disque aurait permis, quasi m&eacute;canique- ment, l&rsquo;essor &eacute;conomique des mastodontes du secteur. L&rsquo;universitaire Emmanuel N&eacute;grier, directeur de recherches au CNRS, confirme. Il va m&ecirc;me plus loin:&nbsp;&ldquo;Auparavant, on organisait une tourn&eacute;e pour vendre un disque. D&eacute;sormais, on a tendance &agrave; sortir un album, un extended play, ou &agrave; diffuser un morceau sur YouTube pour multiplier les dates.&nbsp;L&rsquo;appel d&rsquo;air en direction des festivals en est la cons&eacute;quence. Mais ce bouleversement de la cha&icirc;ne des revenus de la musique a aussi engendr&eacute;&nbsp;des tentatives de rationalisation des risques. Et c&rsquo;est l&agrave; que les majors (Live Nation, AEG, Vivendi, Fimalac pour les plus cit&eacute;s) entrent en sc&egrave;ne avec des strat&eacute;gies dites &agrave; 360&deg; : pour gagner sur tous les tableaux ou compenser les pertes d&rsquo;un c&ocirc;t&eacute; par des profits de l&rsquo;autre, ces majors investissent toutes les activit&eacute;s.&rdquo;

Historiquement, l&rsquo;&eacute;cosyst&egrave;me de la production de concerts fonctionnait avec une infinit&eacute; d&rsquo;acteurs, chacun cantonn&eacute; &agrave; son r&ocirc;le. Tandis que le manager s&rsquo;&eacute;vertuait &agrave; faire &eacute;merger un artiste, le producteur imaginait, lui, les spectacles, les d&eacute;cors et la partie musicale, quand le tourneur se chargeait de la vente du produit final aux festivals et aux salles. Profitant du nouveau contexte h&eacute;rit&eacute; de l&rsquo;effondrement du march&eacute; du disque, les g&eacute;ants am&eacute;ricains Live Nation et AEG &ndash; respectivement num&eacute;ro 1 et num&eacute;ro 2 mondiaux &ndash; ont boulevers&eacute; le syst&egrave;me en pr&ocirc;nant un changement radical de mod&egrave;le &eacute;conomique. Exit les corps de m&eacute;tier fonctionnant chacun de leur c&ocirc;t&eacute; ! D&eacute;sormais, c&rsquo;est une seule et m&ecirc;me entit&eacute; qui prend tout en charge de A &agrave; Z, en exploitant toutes ses potentialit&eacute;s, des produits d&eacute;riv&eacute;s aux places de parking via les stands de nourritures et boissons.&nbsp;&ldquo;D&rsquo;un point de vue marketing, c&rsquo;est le coup parfait,&nbsp;explique Emmanuel N&eacute;grier. Et l&rsquo;universitaire de poursuivre :&nbsp;&ldquo;Aujourd&rsquo;hui, la profession qui monte dans les entourages artistiques, c&rsquo;est celle de juriste, pr&ecirc;t &agrave; n&eacute;gocier les meilleurs contrats. Au-del&agrave; de l&rsquo;anecdote, c&rsquo;est moins la professionnalisation des producteurs qui est en jeu que leur d&eacute;pendance accrue aux groupes, via une &lsquo;concentra- tion diagonale&rsquo; : on absorbe un concurrent (un autre producteur), un fournisseur (un festival), ou on laisse tout le monde en place mais on mutualise les services : billetterie, marketing, gestion m&eacute;dias... On a donc &agrave; la fois une concentration verticale, horizontale et financi&egrave;re qui remet frontalement en question la pratique artisanale du m&eacute;tier.&rdquo;

La recette, aussi contestable soit-elle d&rsquo;un point de vue moral, n&rsquo;a jamais &eacute;t&eacute; aussi profitable. En Am&eacute;rique du Nord, pour la premi&egrave;re fois de l&rsquo;his- toire, plus de billets de concerts que de tickets de cin&eacute;ma ont &eacute;t&eacute; vendus.&nbsp;&ldquo;Il y a vingt-cinq ans, seul Pink Floyd pouvait rapporter 27 millions de dollars en tourn&eacute;e. En 2017, 47 tourn&eacute;es ont atteint ce niveau&rdquo;, assure Tim Leiweke, ex-num&eacute;ro 2 d&rsquo;AEG et d&eacute;sormais PDG d&rsquo;Oak View, groupe qui compte un r&eacute;seau de 29 salles de concert et des dizaines de stades aux &Eacute;tats-Unis. De m&ecirc;me que les concerts ont le vent en poupe, les festivals ne cessent d&rsquo;&eacute;tendre leur influence, accueillant d&eacute;sormais plus d&rsquo;un Fran- &ccedil;ais sur dix. Une croissance rare largement due aux Goliath du secteur.&nbsp;&ldquo;C&rsquo;est assez amusant comme r&eacute;f&eacute;rence car, pendant des ann&eacute;es, G&eacute;rard Drouot Productions (GDP) faisait figure de Goliath dans la profession et &eacute;tait stigmatis&eacute; pour cela&rdquo;, se rem&eacute;more Matthieu Drouot. Le contexte a, depuis, bien chang&eacute;.&nbsp;&ldquo;La r&eacute;alit&eacute; est que Live Nation &amp; AEG font un&nbsp;m&eacute;tier diff&eacute;rent de GDP. Ce sont des multinationales qui produisent des tourn&eacute;es mondiales et ont des activit&eacute;s annexes &agrave; l&rsquo;&eacute;chelle globale. LN est sp&eacute;cialis&eacute;e dans la billetterie depuis sa fusion avec Ticketmaster, AEG est sp&eacute;cialis&eacute; dans la gestion de salles et de festivals. &Agrave; l&rsquo;inverse, G&eacute;rard Drouot Productions est une entreprise fran&ccedil;aise, ind&eacute;pendante,&nbsp;qui monte des tourn&eacute;es de spectacles vivants en France et sur les territoires francophones.&rdquo;&nbsp;Se dessinerait-il, en France, une autre mani&egrave;re de faire, plus vertueuse ? Il faut peut-&ecirc;tre aller voir du c&ocirc;t&eacute; d&rsquo;Alain Lahana, dans son antre parisien du&nbsp;xe&nbsp;arrondissement. Patron du Rat des Villes, il incarne une forme de r&eacute;sistance aux g&eacute;ants du milieu. Contre toute attente, il a r&eacute;ussi &agrave; tirer son &eacute;pingle du jeu. Organisateur des premiers festivals punks &agrave; la fin des ann&eacute;es 70, Lahana s&rsquo;est, depuis, li&eacute; d&rsquo;amiti&eacute; avec des artistes qu&rsquo;il a repr&eacute;sent&eacute;s sur la dur&eacute;e. De David Bowie &agrave; Phil Collins en passant par Depeche Mode, le CV de ce producteur&nbsp;&ldquo;qui&nbsp;fonctionne &agrave; l&rsquo;instinct&rdquo;&nbsp;a fi&egrave;re allure:&nbsp;&ldquo;Je fais de l&rsquo;artisanat, pr&eacute;cise-t-il. Du sur-mesure plut&ocirc;t que du pr&ecirc;t-&agrave;-porter ! Je ne reproduis jamais les m&ecirc;mes sch&eacute;mas d&rsquo;un artiste &agrave; l&rsquo;autre. Je n&rsquo;ai pas le m&ecirc;me fonctionnement avec Patti (Smith, ndlr), Tryo ou Carla Bruni. &Agrave; chaque fois, le sc&eacute;nario s&rsquo;&eacute;crit en fonction de la situation.&rdquo;

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MIRAGES DE LA MODERNIT&Eacute;

Si Lahana n&rsquo;a rien d&rsquo;un nostalgique, il l&rsquo;avoue pourtant:&nbsp;&ldquo;&Ccedil;a devient de plus en plus dur... Les ind&eacute;pendants forment le dernier village&nbsp;gaulois. Avant, nous &eacute;tions des gens d&eacute;gueulasses qui venaient saloper les moquettes, aujourd&rsquo;hui nous repr&eacute;sentons un medium tr&egrave;s int&eacute;res- sant qui donne envie aux gens de consommer. Quand je vois Vivendi reprendre en main des festivals pour y inviter leurs clients Havas, je me dis qu&rsquo;on est entr&eacute; dans une autre &egrave;re ! Lorsque je me suis lanc&eacute;, au milieu des ann&eacute;es 1970, l&rsquo;argent ne constituait pas un centre d&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t majeur. Organiser des concerts, c&rsquo;&eacute;tait, &agrave; la limite, des actes politiques ! &Agrave; chaque fois qu&rsquo;on faisait une date, on entendait des militants crier &lsquo;culture gratuite !&rsquo;&rdquo;&nbsp;Les temps ont chang&eacute;. Tandis que Lahana pr&eacute;pare la nouvelle tourn&eacute;e d&rsquo;Iggy Pop, Michael Rapino, le big boss de Live Nation, jubile:&nbsp;&ldquo;Rihanna a 86 millions de followers sur Twitter. Moi, j&rsquo;ai 500 millions de gens qui ont achet&eacute; un billet sur Ticketmaster.com, et plus de 80 millions qui sont all&eacute;s &agrave; un concert Live Nation. J&rsquo;ai un oc&eacute;an de donn&eacute;es &agrave; explorer.&rdquo;&nbsp;Derni&egrave;rement, c&rsquo;est une nouvelle angoisse qui taraude les artistes, Coldplay, Radiohead et Massive Attack en t&ecirc;te : la protection de l&rsquo;environnement. Une tendance se dessine? Matthieu Drouot, y voyant une communication&nbsp;&ldquo;cynique et &eacute;gocentrique&rdquo;, semble perplexe...&nbsp;&ldquo;&Agrave; d&eacute;faut de la rendre nulle, Coldplay r&eacute;duirait drastiquement&nbsp;son empreinte carbone en partageant la sc&egrave;ne avec d&rsquo;autres artistes dans des festivals ou en se produisant dans des salles o&ugrave; du son et de l&rsquo;&eacute;clairage&nbsp;sont d&eacute;j&agrave; en place. Passer les jours de sa semaine &agrave; la Cigale et le week- end aux Vieilles Charrues en prenant l&rsquo;Eurostar et le TGV, c&rsquo;est moins rentable que d&rsquo;installer sa propre &eacute;quipe pendant une semaine au Stade de France...&rdquo;&nbsp;Et puisque&nbsp;&ldquo;le cours de Live Nation en Bourse n&rsquo;a pas chut&eacute; suite aux diverses annonces&rdquo;, la machine &agrave; cash peut continuer &agrave; prosp&eacute;rer. Les world tours ont encore de beaux jours devant eux!

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