Lamberetta, un scooter toujours à la "mod"
Deux petites roues devenues synonymes de grande liberté: c’est le scooter, chaînon manquant entre le vélo et la moto. Des noms et des marques qui participèrent à l’esprit d’une nouvelle ère, qui ont tra- versé les décennies depuis l’après-guerre: et parmi elles, deux belles italiennes, Vespa et Lambretta. Car si le terme “scooter” est anglais (il signifie patiner ou filer), ce sont bien les ouvriers, puis la jeunesse transalpine, qui lui ont donné ses lettres de noblesse.
C’est en 1946 que la marque Piaggio, basée à Pontedera, près de Pise, lance sa Vespa (“guêpe”, en italien). L’année suivante, la firme Innocenti riposte avec son Lambretta, le cyclomoteur doit son nom au quartier de Milan où se trouvent les usines : Lambrate. Et dire qu’au commen- cement (en 1930), l’entreprise faisait... dans le tube d’acier! Mais, au sortir de la guerre, le dirigeant Fernando Innocenti se rapproche de Pier Luigi Torre, un ingénieur aéronautique qui avait notamment conçu le moteur de l’hydravion Savoia-Marchetti, à bord duquel il avait traversé l’Atlantique, reliant l’Italie aux États-Unis en 1933. Il lui demande de travailler sur le prototype d’un scooter élégant. Ce sera le modèle “A”, ou “Lambretta A”, scooter biplace doté d’un moteur central monocylindrique deux temps de 125 cm3, sur châssis unique, propulsant l’engin à 70 km/h. En 1947, la commande de (trois) vitesses se fait au pied. En 1948, le “Lambretta B” est similaire, mais il a une suspension arrière, un compteur de vitesses, et la commande se fait à la poignée. Le châssis central de ces modèles porte selle, réservoir et coffre, mais laisse encore voir le moteur. C’est en 1950, avec le modèle “C” et sa version de luxe, que des ailes le recouvrent. Il supporte deux selles ainsi qu’une roue de secours à l’arrière. En 1949, la marque a même
créé son premier triporteur. Désormais, Lambretta et Vespa sont des concurrents différents. Avec son allure ronde et “coque”, ce dernier est l’association du deux-roues et de la féminité. L’aspect plus massif et le profil fuselé du premier, plus typique des années cinquante, en font un objet plus masculin.
MODERNE, MODERNISTE, PUIS MODS
Symboles de la jeunesse, les deux frères ennemis italiens sont vite prisés du cinéma. En Italie, en France et même aux États-Unis. La Vespa est la première à truster le grand écran : Vacances romaines, de William Wylder (1953, même si le véhicule n’a que quelques minutes de présence), Les Tricheurs, de Marcel Carné (1958), et bien sûr La Dolce Vita, de Federico Fellini (1960). Lambretta arrive plus tard: le triporteur dans Playtime (Jacques Tati, 1967), le scooter dans Family Life (Ken Loach, 1971). Bien plus tard, en 1979, une horde de Lambretta et de Vespa tous plus chromés les uns que les autres, conduits par des Mods (dont l’un incarné par... Sting !), vrombissent et crèvent l’écran dans Quadrophenia, du britannique Franc Roddam.
Ces hordes-là ne sont pas fictives: entre la fin des années 1940 et le bourgeonnement des sixties, plusieurs phénomènes ont coïncidé, et participé à faire de Lambretta, plus encore que son concurrent, une icône de la pop culture. D’une part, en 1972, la firme est vendue à une société anglaise, British Leyland. Luigi Innocenti (le fils a succédé à son père Fernandino, mort en 1966) n’avait pas réussi à renouveler une gamme aux coûts de fabrication trop importants, imputables au nombre de pièces bien plus élevé que pour une Vespa. Mais, alors que la société italienne s’engluait dans des années qui allaient devenir “de plomb”, c’est de Grande-Bretagne qu’est venu le salut de Lambretta. En pleine révolution pop, juste avant la percée des Beatles.
Rock, scooter, pop culture : tout ça est bien une histoire de jeunes. Et qui dit jeunes dit bandes de jeunes. Or, pendant cette grande secousse des “roaring sixties”, certaines faisaient trembler Londres et sa campagne. Des tribus qui vrombissaient sur Vespa et Lambretta. Mais la seconde se distinguait encore plus par son aspect masculin, voire “bad boy”. Ces jeunes “mods” (abréviation de “modernistes”) ont un peu d’argent de poche (ils font partie de la classe laborieuse, celle qui travaille en usine le plus souvent) et peuvent donc consommer, suivre la mode et soigner leur aspect. Le soir, ils se réunissent dans les coffee bar, et vont danser dans des boîtes où ça bastonne, dopés aux speeds et à ces pilules appelées “purple heart” (nom argotique du LSD). Leur tenue vestimentaire est leur premier signe de reconnaissance : chemises Ben Sherman à col boutonné, costumes élégants, cravates chic, mocassins et parkas kaki de l’armée américaine. Leur second signe de reconnaissance est le scooter italien, qu’ils ont customisé, chromé, et parfois même orné de plusieurs rétroviseurs, voire d’une dizaine de phares tout à fait inutiles. Pour eux, c’est moins cher qu’une moto et ça permet de transporter facilement une jeune conquête. C’est la liberté. D’abord fanas des Beatles, ils se tournent vers la soul, puis vers les Who : My Generation devient leur hymne. Cette séquence mods durera dix ans, avant de renaître pour un très court revival en 1978-1979.
Et pourtant, lors du rachat en 1972, la première chose que fit British Leyland, fut... de mettre un terme à la fabrication des scooters. Tou- tefois, la marque italienne s’est maintenue, en Italie comme ailleurs, notamment grâce à de nombreuses licences (espagnole, indienne, portugaise, brésilienne, et française). C’est à la faveur de ces licences, devenues consortiums détenteurs des droits du nom, qu’une gamme de trois modèles V-Special (50, 150 et 200 cm3) fut créée en 2017.
EN DÉCLIN OUI, MAIS TOUJOURS ICÔNE
Mais pour un tel symbole, le neuf ne vaut plus. Comme pour tout ce qui a trait aux années 1960, les collectionneurs et autres spécialistes n’ont de désir que pour les objets d’origine. En France, le Scooter Lambretta Club de France perdure depuis sa création, en 1954. Il compte 180 adhérents. Philippe Lubrano n’en a lâché la présidence il y a seulement quelques mois. Il possède “sept Lambretta, des modèles de 1956 à 1980, dont deux dans leur jus”. Ce scootériste a également toujours eu des motos. Or, les Lambretta sont ceux qui s’en rapprochent le plus, c’est pour ça qu’il les préfère. “Ils sont bâtis sur un cadre, et non une coque comme les Vespa, et pour les passagères la position des jambes est plus confortable.” Aujourd’hui encore, il est des Anglais, de 30 à plus de 60 ans, qui bichonnent et font rouler leurs engins. Chris Haddon, designer anglais passionné par tous les revivals de cette époque, leur a consacré un livre de témoignages et (surtout) d’images en 2015 : Scooters rétro, avec des photographies de Lyndon McNeil (Hoëbeke).
Voilà pourquoi Lambretta n’a plus que deux petites roues. C’est un cadre, un fil, un esprit, un lien. Un monde et ses codes.