La mode du moment, nostalgique des années 90 ?
Les collections printemps-été 2021 découvertes en octobre dernier nous ont plongés dans une nostalgie rassurante et bienvenue. Un retour dans les années 1990, quand l’insouciance, bercée par un esprit de rébellion teinté de musique rock et électro, se reflétait dans les garde-robes, resserrées à l’essentiel. Le coup d’envoi a été donné notamment par la première collection imaginée en duo par Raf Simons et Miuccia Prada, pour la maison milanaise : minirobes trois trous déclinées dans un rose poudré ou un jaune très clair, ensemble chemise-pantalon noir rehaussé de drapé façon harnais, jeux de superpositions et de volumes minutieusement exécutés, pulls en maille légère finement découpée, retour du logo au premier plan... Poussant le curseur encore plus loin, le duo a ressorti des archives une série d’imprimés aux connotations sixties pop, aperçus pour la première fois dans la collection automne-hiver 1996 de Prada, et ici réinterprétés sur de grandes jupes plissées associées à des hoodies. Ont suivi des pièces aux couleurs tantôt électriques tantôt sobres, et aux coupes faciles signées Daniel Lee chez Bottega Venetta, des polos zippés associés à des pantalons amples portés bas sur les hanches chez Coperni, d’élégants costumes noirs associés à des brassières en cuir et une absence apparente de maquillage chez Hermès, ou bien encore une flopée de petites robes à fines bretelles, évoquant les meilleures heures de Kate Moss, chez Paco Rabanne, Jil Sander, N°21 ou Gabriela Hearst. Accompagnant ces nombreuses références où l’épure se démarque, l’esprit “rave party”, cher aux nineties survoltées, n’est jamais bien loin. Ainsi, la première collection de l’Américain Matthew Williams pour Givenchy en est le parfait reflet. Si l’allure est, à première vue, résolument sobre – articulée autour de d’impeccables costumes beiges, de petites robes près du corps ou robes dos nu fatales –, l’irrévérence se niche dans les épaisses chaînes passées autour du cou et sur les anses des sacs, dans les tops en tulle transparent portés avec un short noir retroussé, dans les pièces en cuir craquelé ou encore dans les imposantes baskets et les escarpins cloutés. Un vocabulaire mode qui n’est pas sans rappeler celui de Helmut Lang, créateur autrichien phare des années 1980 et 1990, qui s’est retiré des podiums en 2005. Visionnaire, il a anticipé, tout au long de sa carrière, les grands courants sociaux dans ses collections : prépondérance de l’androgynie, montée en puissance des pièces issues du sport, vif intérêt pour les tissus techniques et mélange des matières. Désormais tourné vers l’art, il cultive la discrétion, mais a pourtant signé une collaboration avec la maison Saint Laurent pour une série de sculptures, en novembre dernier.
Pour Éric Briones, auteur du livre Luxe et Résiliences : les clés pour rebondir face aux crises (éditions Dunod), le regain d’intérêt pour l’esthétique des années 1990 n’a rien de surprenant : “On peut dire que cela était presque écrit. En période de crise économique, sanitaire ou politique, comme celle que nous traversons aujourd'hui, on remarque un retour très fort vers la non-opulence. Comme une réponse mesurée à la folie du monde. La crise de 1929 a vu quant à elle éclore le travail de Coco Chanel, et celui-ci était tourné vers le noir, la liberté de mouvement, l’allègement du vêtement... Retrouver aujourd’hui l’épure des années 1990 s’inscrit parfaitement dans ce refus de l ’opulence, cette envie d ’un retour à l ’essentiel, à l’important.” Ainsi, les couleurs se font plus discrètes, les coupes plus pratiques et utilitaires, les vêtements plus intemporels. Un avis partagé par Serge Carreira, professeur à Sciences-Po et spécialiste de la mode et du luxe : “Les crises engendrent des quêtes essentialistes et des envies de sobriété. C’est la même chose pour le vêtement, on privilégie le confort des tissus et des coupes, par exemple. Le minimalisme répond ainsi parfaitement à ce moment d’incertitude que nous traversons.” Et trouver dans les collections actuelles des références aux rave parties clandestines n’est pas non plus anodin : “cela exprime une forme de radicalité, quelque chose d’alternatif pour faire face à l’abondance. Indirectement, cela renvoie à un rejet de la superficialité. De plus, les ravers ont un rapport particulier au corps, à travers la danse. Ainsi, le vêtement permet ici de se réapproprier son corps”, continue l’expert. La récente décision de la maison Bottega Venetta de se retirer de tous les réseaux sociaux s’inscrit également dans cette radicalité à l’encontre du mouvement présent. “On y voit là également un rejet du trop-plein d’information, comme une envie d’apaisement”, commente, quant à lui, Éric Briones.
Beaucoup ayant grandi dans les années 1990, il n’est pas étonnant que les créateurs d’aujourd’hui se réapproprient cette période qui a marqué leur construction. Âgé de 35 ans, Matthew Williams, directeur artistique de Givenchy, a grandi en Californie où il fréquentait assidument les skate-parks et les DJ locaux. Dans une interview accordée au Figaro en octobre dernier, il reprenait la définition du luxe de Martin Margiela, autre grande figure de la mode des années 1990 : “Qualité, confort et intemporalité”, à laquelle il ajoutait la notion d’éco- responsabilité, thème cher aux nouvelles générations. Pour Leyla Néri, directrice du master en Fashion Design and the Arts de l’école de mode Parsons Paris, les étudiants actuels sont particulièrement intéressés par la mode des années 1990. “Il y a encore une dizaine d’années, nos étudiants ne s’y intéressaient pas vraiment. Aujourd’hui, ils posent beaucoup de questions à propos du travail de Helmut Lang ou de Raf Simons. Ce sont, pour eux, de véritables références, ils les voient comme des designers iconiques, et adhèrent particulièrement à la vision de Helmut Lang, qui n’était pas de créer des collections mais des garde-robes. Il avait cette volonté de faire des vêtements pour les vraies gens, qu’ils servent dans la vraie vie. C’est pour cela que l’on retrouve dans son travail une dimension utilitaire. De plus, le minimalisme n’était pas genré, et cela fait particulièrement écho aux préoccupations actuelles de nos étudiants.”
Si l’héritage de créateurs comme Helmut Lang suscite des vocations, il soulève aussi des passions. C’est le cas du New- Yorkais David Casavant, styliste de 30 ans, qui s’est constitué au fil des années une collection de pièces Helmut Lang à faire pâlir les plus fervents admirateurs. “J’ai actuellement plusieurs milliers de pièces, cela remplit presque mon appartement, s’amuse-t-il. J’ai commencé lorsque j’étais adolescent, sur e-bay. Son esthétique minimaliste correspond à ma personnalité plutôt discrète. Je traque les pièces qui me manquent pour reconstituer les collections complètes, saison après saison. Je pense que ce regain d’intérêt pour cette période et ces créateurs en particulier est renforcé par Internet, il est aujourd'hui beaucoup plus facile de retrouver en ligne les photos de ses collections, et donc de se projeter.” Et l’intérêt ne semble pas s’émousser, David Casavant admet en effet vivre en partie grâce à la location des pièces de sa collection, pour des évènements particuliers, des tournages de films ou simplement pour la vie de tous les jours. Comme l’envisageait Helmut Lang.