Son roman Chanson douce vient d’obtenir
le prix Goncourt. L’écrivaine connaît le poids des conventions et le prix de la liberté:
pour elle, la  fiction est une forme d’émancipation.

Par Marguerite Baux 
Photographie Justin Personnaz&nbsp;

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Le jour de la remise du prix Goncourt, Le&iuml;la Slimani n&rsquo;affichait pas cette mine de lapin pris dans les phares qu&rsquo;exhibent souvent les laur&eacute;ats. Radieuse, elle &eacute;vo- luait avec souplesse au milieu de l&rsquo;agitation. Puis elle s&rsquo;&eacute;tait &eacute;clips&eacute;e pour fumer une cigarette, qui devait avoir le meilleur go&ucirc;t du monde. En deux romans &agrave; peine, cette jeune femme de 35 ans, n&eacute;e au Maroc dans une famille ais&eacute;e et venue &eacute;tudier en France &agrave; 18 ans, a gagn&eacute; ce qu&rsquo;on appelle la reconnaissance : une notori&eacute;t&eacute; bienveillante, l&rsquo;admiration pour ce qu&rsquo;elle repr&eacute;sente. Femme, maghr&eacute;bine, belle, brillante, avec assez de finesse et de ma&icirc;trise pour donner vie &agrave; deux monstres de l&rsquo;&eacute;ternel f&eacute;minin &ndash; l&rsquo;une nymphomane, l&rsquo;autre infanticide &ndash; sans verser dans le sensationnalisme. Comme beaucoup d&rsquo;&eacute;crivains, Le&iuml;la Slimani pr&eacute;tend ne pas aimer le pouvoir. Mais une chose est s&ucirc;re : elle en a.&nbsp;

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Femme de pouvoir : &ecirc;tes-vous&nbsp;&agrave; l&rsquo;aise avec ce mot ?

Le&iuml;la Slimani : J&rsquo;ai envie de revenir &agrave; l&rsquo;&eacute;tymologie : pouvoir faire quelque chose, c&rsquo;est d&rsquo;abord en avoir le droit. Je viens d&rsquo;un pays et d&rsquo;une civilisation arabomusulmane o&ugrave;, pendant longtemps, les femmes ne pouvaient pas &eacute;crire, conduire, divorcer... C&rsquo;est une r&eacute;volution copernicienne pour moi de me dire que je peux. Et de me demander ce que je fais de ce possible. Si les femmes n&rsquo;ont pas eu plus de prix litt&eacute;raires, c&rsquo;est qu&rsquo;elles n&rsquo;avaient pas le temps d&rsquo;&eacute;crire, mais il est certain qu&rsquo;il y en aura de plus en plus.&nbsp;

N&rsquo;&ecirc;tes-vous pas agac&eacute;e de l&rsquo;insistance &agrave; vous pr&eacute;senter comme femme et comme franco-marocaine ?&nbsp;

Je pense aux possibilit&eacute;s que cela ouvre pour d&rsquo;autres. Cela sort les femmes d&rsquo;une position victimaire. Les Anglo-Saxons ont cette culture du mod&egrave;le, que nous avons du mal &agrave; accepter. Dans ma vie, j&rsquo;ai &eacute;t&eacute; port&eacute;e par Virginia Woolf, Toni Morrison, Joyce Carol Oates, etc. Pendant des si&egrave;cles, la narration du monde a &eacute;t&eacute; capt&eacute;e par les hommes. Que pensaient les femmes pendant tout ce temps? La question me fascine et ces mod&egrave;les d&rsquo;&eacute;crivaines m&rsquo;ont motiv&eacute;e &agrave; combler ce silence et &agrave; raconter ce destin qui nous a &eacute;t&eacute; vol&eacute; pendant des si&egrave;cles.&nbsp;

Vous consid&eacute;rez-vous comme un &eacute;crivain f&eacute;minin ?&nbsp;

Non : quand j&rsquo;&eacute;cris, je n&rsquo;ai pas de sexe. Il n&rsquo;y a aucune diff&eacute;rence sur la forme ou la qualit&eacute;, mais sur le fond, on investit des domaines qui ne l&rsquo;ont pas &eacute;t&eacute; par les hommes.&nbsp;

Le statut de symbole vous pla&icirc;t-il ?

Je ne crois pas &ecirc;tre un symbole. C&rsquo;est une construction faite par d&rsquo;autres, souvent sur des crit&egrave;res ethniques douteux. &Ecirc;tre un mod&egrave;le, c&rsquo;est dynamique, cela peut aider les autres. Quand je vais au Maroc, des homosexuels, des jeunes filles viennent me voir. La litt&eacute;rature y est per&ccedil;ue comme quelque chose de tr&egrave;s subversif, et cela les rassure de voir que je ne suis pas une paria dans ma famille. Je n&rsquo;ai pas envie de devenir une ic&ocirc;ne jetable maghr&eacute;bine, &agrave; qui on peut poser des questions sur tout, justement parce qu&rsquo;elle va dans un sens qui pla&icirc;t...&nbsp;

&Ecirc;tes-vous f&eacute;ministe ? Entre l&rsquo;empowerment sexy &agrave; l&rsquo;am&eacute;ricaine et le militantisme issu des pays traditionalistes, comment vous situez-vous ?

Je me suis toujours sentie &eacute;trang&egrave;re au girl power, &agrave; ce f&eacute;minisme de Madonna ou Sharon Stone, avec leur c&ocirc;t&eacute; dominatrice. Pour des femmes qui n&rsquo;avaient pas envie de &ccedil;a, ou qui n&rsquo;&eacute;taient pas capables de l&rsquo;assumer, c&rsquo;&eacute;tait une forme de violence. Je me sens plus proche de la nouvelle g&eacute;n&eacute;ration, celle de Chimamanda Ngozi Adichie qui, comme moi, vient d&rsquo;une autre culture, de pays o&ugrave; l&rsquo;on se m&eacute;fie&nbsp;par essence des f&eacute;ministes. Souvent le droit existe, mais en pure th&eacute;orie. Vous avez le droit de fumer une cigarette, de vous asseoir en terrasse, mais si vous le faites, vous &ecirc;tes une pute.&nbsp;

Et comment voyez-vous la situation en France ?

C&rsquo;est hallucinant de voir l&rsquo;avortement revenir dans le d&eacute;bat politique. Et on est pass&eacute; un peu vite sur Nathalie Kosciusko&nbsp;Morizet &agrave; qui Fran&ccedil;ois Fillon a dit : &ldquo;Tu ne seras pas ministre parce que tu es enceinte.&rdquo; Elle aurait d&ucirc; protester! Je suis enceinte en ce moment et certains ne peuvent s&rsquo;emp&ecirc;cher de me conseiller de me m&eacute;nager. On revient &agrave; la question du pouvoir. Cette maternit&eacute;, qui est une b&eacute;n&eacute;diction, a aussi &eacute;t&eacute; une mal&eacute;diction politiquement et historiquement, le meilleur outil pour maintenir les femmes sous domination. Mais la femme enceinte n&rsquo;est pas une petite chose fragile, c&rsquo;est une combattante. J&rsquo;ajoute&nbsp;une chose : je trouve merveilleux qu&rsquo;en France nous soyons totalement prises en charge par la S&eacute;curit&eacute; sociale. Et j&rsquo;esp&egrave;re que &ccedil;a ne va pas changer.&nbsp;

Voyez-vous l&rsquo;&eacute;criture comme une forme de pouvoir ?

On a cette vision un court moment, quand le livre sort. Mais &eacute;crire, c&rsquo;est la plupart du temps une immense impuissance. On se sent impuissant par rapport &agrave; la langue, &agrave; l&rsquo;ampleur que l&rsquo;on voudrait atteindre. C&rsquo;est peut-&ecirc;tre justement en enlevant cette dimension de pouvoir qu&rsquo;on peut &ecirc;tre heureux d&rsquo;&eacute;crire. J&rsquo;&eacute;cris parce que &ccedil;a me pla&icirc;t. Je vois les choses de mani&egrave;re &eacute;go&iuml;ste et h&eacute;doniste.

Il ne faut pas confondre l&rsquo;information et la litt&eacute;rature. Philip Roth dit qu&rsquo;on ne prend plus la ction pour ce qu&rsquo;elle est. On la regarde avec un prisme sociologique, on lui demande quel est son message. J&rsquo;aime la fiction, Les Hauts de Hurlevent, Les Grandes esp&eacute;rances, Balzac, Zola, les s&eacute;ries t&eacute;l&eacute;... Le livre survit parce qu&rsquo;il ressort d&rsquo;une &eacute;motion reptilienne et m&ecirc;me enfantine : &eacute;couter des histoires.

Il y a tout de m&ecirc;me une dimension sociale et subversive dans vos romans.

Je ne me suis jamais dit : &ldquo;Ah &ccedil;a, c&rsquo;est un bon sujet, c&rsquo;est subversif !&rdquo; Mais j&rsquo;aime &agrave; mettre en sc&egrave;ne nos mauvaises pens&eacute;es. La litt&eacute;rature est un lieu o&ugrave; l&rsquo;on s&rsquo;affranchit des biens&eacute;ances et des conformismes. Je crois au myst&egrave;re de l&rsquo;autre. Je crois qu&rsquo;on ne conna&icirc;t jamais les gens. C&rsquo;est ce qui fait la litt&eacute;rature: la pro- fondeur et la gravit&eacute; de l&rsquo;&acirc;me humaine. Aujourd&rsquo;hui, on voudrait vivre dans la transparence. Ce qui m&rsquo;int&eacute;resse, c&rsquo;est plut&ocirc;t l&rsquo;opacit&eacute; des &ecirc;tres.

Le matin du Goncourt, vous &ecirc;tes all&eacute;e vous acheter une robe...

Je me suis dit : &ldquo;Comme &ccedil;a, si j&rsquo;ai le Goncourt, je la mets, et sinon j&rsquo;aurai au moins une consolation.&rdquo; J&rsquo;aime bien avoir des excuses pour m&rsquo;acheter des robes! Je viens d&rsquo;une famille o&ugrave; les femmes sont coquettes. Mais je ne suis pas la mode. De mani&egrave;re g&eacute;n&eacute;rale, je n&rsquo;aime pas tellement les injonctions.&nbsp;

Leïla Slimani: “Quand j’écris, je n’ai pas de sexe”

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