La tendance queer est-elle une imposture ?
Tout aurait commencé avec Cara Delevingne – ou presque. Top modèle au pic de sa carrière, aristo-punk anglaise qui n’en nit pas d’enchanter la webosphère avec ses selfie tirage de langue, elle se retrouve face à un buzz quasi intergaactique pour une nouvelle simple. Ou plutôt une photo, volée par un paparazzi, d’elle avec un verre (ou dix) dans le nez, en train d’assister à un match de base-ball avec sa petite amie l’actrice Michelle Rodriguez. Elles rient, s’embrassent, encouragent les joueurs par des hurlements et des chants paillards. Comme à peu près n’importe quel couple à un événement sportif, en somme. Et pourtant, la voilà érigée en rebelle suprême et symbole de libération. On parle même, dans les milieux gays, d’une jeune génération lesbienne ou “ uide” adoptant le look dit “Cara” (appellation entendue de mes propres oreilles), sorte de tomboy aux cheveux longs en bottillons Timberland, bonnet enfoncé jusqu’au nez, et qui n’a pas la langue dans sa poche.
La presse, populaire comme de niche, girly comme queer, s’enchante de ce rapport décomplexé à sa sexualité. Un couple de filles, et alors ? Évidemment que Cara n’est pas la première à s’afficher en couple avec une femme. Avant elle déjà, Lindsay Lohan et Samantha Ronson, Arizona Muse et Freja Beha Erichsen, et avant elles encore Ellen DeGeneres et Portia de Rossi l’avaient déjà fait ouvertement. Aussi anodin que cela puisse paraître aujourd’hui dans les grandes métropoles, on revient pourtant de loin : pendant longtemps, à Hollywood, les managers de stars leur déconseillaient fortement de révéler une sexualité non-hétéro sous peine de perdre des rôles. “Lucy Liu est ouvertement lesbienne, pourtant son agent a posé un veto : c’est passé sous silence dans des contextes professionnels, pour protéger sa carrière”, raconte une de ses proches. Cette génération semble quelque peu différente : de plus en plus de femmes franchissent l’étape de montrer leur couple au grand jour. Une vraie évolution sociétale, selon le journal anglais The Guardian, qui dit que le nombre de couples lesbiens a triplé en quelques années.
Pour Marie Kirschen, fondatrice du magazine lesbien Well Well Well (le seul en France à l’heure actuelle, lancé en 2014), quelques facteurs ont mis en lumière un groupe trop souvent ignoré des grands médias. “D’une part, le succès massif de La Vie d’Adèle ; de l’autre, la légalisation du mariage pour tous : deux événements déconnectés mais qui ont donné une visibilité nationale à la réalité des couples de femmes. Pourtant, nous sommes face à une absence de vie, de culture, de médias dédiés aux lesbiennes en France”, dit-elle. Le lm de Kechiche – aux retours mitigés (voire incendiaires) de la critique et des milieux gays – possède une force : celle de présenter une histoire d’amour assez simple entre deux femmes, sans tomber dans le fétichisme (hormis les scènes sexuelles hautement contestées par certaines).
Quant au mariage homosexuel, voté en 2013, “il force tout le monde à prendre parti, à se politiser, à se poser des questions sur le genre, la sexualité, la liberté d’expression et le droit d’exister. Ce qui influe sur la mode, le style, l’expression féminine dans les milieux de la mode et de la pop culture”, dit Rae Boxer, styliste américaine dont le travail tourne autour d’une esthétique tomboy, souvent inspirée des codes queer, et qui remarque un vrai revirement dans la mode. À commencer par les mannequins qui, après Cara, se disent de plus en plus ouvertement gays : Tamy Glauser, Erika Linder, Natalie Westling se font toutes connaître pour leurs couples et leurs escapades entre femmes. Côté cinéma ou musique, on peut penser aux coming-out d’Adèle Haenel, en couple avec la réalisatrice Céline Sciamma, de l’actrice Ellen Page, et d’Héloïse Letissier, aka Christine and the Queens, se disant pansexuelle, ou ouverte à tous genres et sexualités. Quant à Ruby Rose, ouvertement homosexuelle, elle déclenche un engouement qui frôle l’hystérie.
Un mot aussi tendance que révélateur eurit à la bouche de stars aux coming-out de plus en plus tardifs, souvent après de longues histoires avec des hommes, pour répondre aux questions insistantes des médias. C’est le cas de Kristen Stewart, d’abord en couple avec Robert Pattinson, puis plus tard avec la chanteuse Soko, qui elle- même ne cache pas ses liaisons très libres. Miley Cyrus, Amandla Stenberg, entre autres : toutes se disent ouvertes à des rencontres avec des femmes, sans nécessairement porter l’étiquette lesbienne. “D’ici trois ou quatre ans, beaucoup de gens arrêteront de trouver de l’ intérêt au label gay ou hétéro. C’est plus une affaire de ‘do your thing’”, dit Kristen Stewart, qui refuse toute appel-ation fermée.
La fluidité, c’est toute une théorie, à ne pas confondre avec la bisexualité, qui induit une forme de dualité homme et femme : il s’agit d’“un degré de préférence évolutive, qui est affecté par un environnement ; on peut avoir une orientation initiale mais réagir à quelqu’un en dehors de notre prisme typé”, dit Lisa Diamond, auteur de Sexual Fluidity: Understanding Women’s Love and Desire. Pour elle, ce n’est pas une tendance mais quelque chose d’inhérent à l’être humain, et plus facile à désigner aujourd’hui. La fluidité permettrait donc de reconnaître un état moins catégorique et immuable qu’auparavant. D’ailleurs, selon l’échelle imaginée par le sexologue Alfred Kinsey et graduée de 1 à 6(de “pas du tout” à “totalement” gay), plus de 60 % de la population se trouveraient au milieu, à des degrés différents.
Pourtant, on parle souvent d’effet de mode. Exemple récent : quand l’actrice Amber Heard quitte sa petite amie Tasya Van Ree pour le plus connu, plus riche et fort mâle Johnny Depp, les mauvaises langues lui reprochent une bisexualité “arriviste”. “Ce sont souvent les accusations auxquelles font face les bisexuelles ou les gens fluides : de refuser de se positionner, de vouloir le beurre et l’argent du beurre”, dit Vincent Viktoria Strobel, présidente de l’association Bi’Cause, qui promeut la visibilité des gens bi.
Delphine Rafferty, mannequin et égérie de la marque Koché, remarque néanmoins un net boost de lles désireuses d’essayer : “Soudain, les lles ont ‘envie’ d’être lesbiennes. C’est érotisé, valorisé, ça donne une valeur un peu coquine, provoc’. Mais attention, pas avec n’importe qui : il faut que la partenaire soit fashion, appartienne à un certain milieu – pour certaines, sortir avec une fille, c’est le it bag de 2016”, dit la jeune femme, ouvertement lesbienne, qui se sent parfois draguée “ juste pour qu’on nous voie quitter la soirée ensemble. La vie et la sexualité avec les femmes ne les intéressent parfois vraiment pas, ce qui peut être extrêmement douloureux pour une femme gay”.
Peut-être peut-on lire dans ces nombreux coming-out une forme de miroir de l’époque : une désacralisation du couple hétérosexuel en tant que modèle absolu; une définition de soi qui ne requiert pas l’aval d’un homme. Selon Judith Butler, papesse des gender studies et auteure de Trouble dans le genre, la société serait fondée autour d’un idéal et de codes “hétéro-normés” régulant nos moindres gestes et envies, et la base même du couple homme-femme serait, en grande partie, le résultat d’une pression sociale ordonnant la reproduction. Cette possibilité de choisir, de ne pas à avoir à faire de coming-out classique mais, tout simplement, de se dire en couple avec une femme, donne l’exemple d’une visibilité positive aux pays qui n’ont pas encore ce luxe. C’est déjà cela de pris, non ?