Femmes

Farida Khelfa : "Dans les années 80, on pouvait dire et faire tout ce qu’on voulait"

Muse du Palace et des couturiers comme Jean-Paul Gaultier et Azzedine Alaïa, Farida Khelfa nous raconte le temps d’un instant l’insouciance d’une époque, les années 80, où la vie n’était qu’une fête.
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Pouvez-vous nous raconter votre arrivée à Paris ?

Quand je suis arrivée à Paris, je ne savais pas vraiment où aller. J’avais l’adresse d’une de mes sœurs, j’ai traîné un peu partout et puis j’ai rapidement rencontré cette bande du Palace aux Halles. C’était le quartier branché de l’époque où l’on trouvait toutes les friperies années 50, c’était là où ça se passait. Il n’y avait pas encore le Forum, mais à la place un trou énorme.
 

Vous parlez du Palace comme d’une initiation, vous y avez découvert quoi ?

Le milieu homosexuel. Je pense que j’avais beaucoup d’amis homosexuels quand j’étais très jeune, mais ça ne se savait pas. Alors qu’ici personne ne s’en cachait. Tous étaient très gentils avec moi et je me sentais totalement en sécurité avec eux. C’était comme des copines, et même encore mieux. Arrivant d’une banlieue lyonnaise, je n’avais aucun code et ils m’ont accueillie à bras ouverts sans jamais me juger. Comme Fabrice Emaer du Palace, un homme tellement charmant, qui nous faisait rentrer alors qu’on n’avait pas un centime, et ce n’est pas ce qu’on consommait ! Mais il avait compris qu’il fallait nous laisser rentrer pour attirer la jeunesse dorée. Ce qui me plaisait, c’était donc cette absence de jugement et cet anonymat, impensable aujourd’hui puisque cela n’existe plus, et c’est tellement angoissant. On avait le droit d’être qui on voulait et ça m’a beaucoup plus.
 

Vous viviez à gauche à droite, de la chambre de bonne de Pierre & Gilles à l’appartement d’Edwige, la physionomiste du Palace, vous n’aviez peur de rien ?

Non, mais j’en avais vu pas mal avant d’arriver jusqu’ici donc je savais repérer le danger. Il m’est arrivé des bricoles, mais rien de grave, et puis ça fait partie de la vie. Mais j’avais toujours mon jean plié à la tête de mon lit, au cas où il faille partir en courant.
 

Vos jours et vos nuits se ressemblaient-ils ?

Il n’y avait pas de jour! En général, on émergeait vers 4 heures de l’après-midi, ou alors on sortait de boîte de nuit au petit matin et on traversait les Halles pour aller manger un steak haché cru sur le pouce à la boucherie Roger avec Edwige. Je sais que c’était pas très vegan, mais c’est comme ça que cela marchait.
 

Vous avez rencontré le monde de la mode sur les pistes de danse du Palace et des Bains Douches, avec Yves Saint Laurent, Kenzo, Claude Montana, Thierry Mugler ou Jean-Paul Gaultier. Ce sont eux qui vous ont fait aimer la mode ?

Oui, mais c’est surtout eux qui m’ont repérée avec mon style que je ne soupçonnais pas. Je m’habillais comme j’aimais avec un jean 501 très serré à la taille ou des fuseaux, un col roulé noir et des chaussures de rocker années 50 ou des Weston golf noir & blanc. Tout cela était assez masculin sauf quand je mettais les talons aiguilles rouges que Christian (Louboutin) m’avaient ramenés de Londres. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir la mode et amenée sur leurs podiums pour défiler. Les vêtements de marques ne m’intéressaient pas à cette époque-là.

Portrait de Farida Khen d’elle signés Jean-Paul Goude.
Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.

Qui était votre référence en matière de style ? 

Katharine Hepburn.
 

Avoir été la “reine de la porte” des Bains Douches a-t-il affûté votre œil pour le style ?

À fond, puisque je ne jugeais les gens que là dessus. En général, ceux qui avaient du style n’avaient pas de fric, donc je ne faisais rentrer que des gens qui ne consommaient pas... Ceux qui avait du blé étaient très mal sapés et ça, ce n’était pas possible. La mauvaise boucle d’oreille pouvait tuer un look.
 

C’était quoi avoir du style ?

Les gens qui avaient du style se faisaient des looks, s’habillaient, c’était super important pour eux. Personne n’achetait de trucs de marque car personne n’en avait les moyens, donc ça forçait l’imagination, c’est de cette façon qu’on se démarquait.
 

La première fois que vous avez défilé c’était pour Jean-Paul Gaultier, et il vous a laissé choisir vos vêtements. Quel souvenir en gardez-vous ?

Plutôt que de ce défilé, je me souviens de ma première rencontre avec Jean-Paul. Il était à Trinité, rue de Chateaudun, il était brun, timide et très gentil avec moi. J’étais venue essayer des vêtements alors que je n’avais pas le corps d’un mannequin. J’étais très pulpeuse et ronde, j’avais de la poitrine, je ne pensais même pas rentrer dans ses vêtements, mais ça a marché. Et finalement mes essayages lui ont beaucoup plu et on s’est très bien entendu. Il y a eu aussi Mugler pour qui j’ai défilé très tôt. Tous deux étaient très visionnaires. Ils avaient vraiment une vision très définie, à long terme. Ils sentaient le mouvement, les gens et l’air du temps, ils comprenaient tout.
 

En 1982 vous avez rencontré le photographe Jean-Paul Goude, de vingt ans votre aîné, avec lequel vous avez partagé votre vie plusieurs années. Est-ce lui qui a forgé votre culture de l’image ?

Oui, quand même, c’est-à-dire que j’étais assez arrêtée dans mes goûts. J’adorais le travail de Jean-Paul, ce qu’il avait fait avec Grace Jones. Je trouvais cela tellement élégant. C’était la première fois qu’on voyait une femme noire avec une coupe de GI, habillée en costard sans rien en dessous, avec la peau tellement noire qu’elle en était bleue, c’était d’une élégance folle. Pour moi, c’était le summum du chic. Jean-Paul m’a appris beaucoup de choses comme la danse, la musique, le Bauhaus, Stravinsky, les ballets russes. Moi qui était branchée littérature, même si l’image m’intéressait, il l’a fait rentrer dans ma vie, et ça m’est resté.

Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.
Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.

Paris avait un goût de liberté dans les années 80, quel était-il ?

Dans les années 80, on pouvait dire et faire un peu tout ce qu’on voulait. Il y avait moins de ségrégation sociale. Au Palace, les mecs de banlieue rentraient, ce qui n’arrive plus dans les boîtes d’aujourd’hui. J’imagine qu’il faut montrer patte blanche et que si on n’a pas les codes, on ne rentre pas. Il y avait également beaucoup de mannequins noires. Il y en a eu beaucoup moins dans les années 90 et 2000, maintenant ça revient, surtout avec le mouvement Black Lives Matter et l’activisme qui fait que maintenant on est obligé. Avec les années 2000, la ségrégation sociale et forcément ethnique, a changé.
 

Vous avez travaillé avec beaucoup de créateurs. Y avait-il une énergie, un esprit particulier qui les rendaient si influents, si inspirés et si respectés ?

Tout d’abord, ils ont tous créé leur propre maison. Que ce soit Jean-Paul Gaultier, Azzedine Alaïa, Thierry Mugler ou Christian Lacroix, ils étaient chez eux et dotés de fortes personnalités pour s’imposer. Et c’est cela qui change tout. Aujourd’hui, nombreux designers sont obligés de suivre et respecter l’histoire de la maison dont ils ont repris la direction artistique. S’imposer est donc plus difficile.
 

Vos amies d’hier sont toujours vos amies d’aujourd’hui : Naomi Campbell, Carla Bruni-Sarkozy, Victoire de Castellane, Christian Louboutin. Qu’est-ce qui vous a soudées ?

Je suis extrêmement fidèle en amitié et en amour. C’est très difficile pour moi de me faire des amis. Cela prend du temps et je fais donc en sorte de les garder. En général, je ne me dispute pas avec eux parce que sinon c’est fini. J’évite donc les conflits. Et d’une certaine manière, c’est comme ça que cela tient. Et puis ce sont des gens bien, et au fil des décennies je suis rarement déçue. 
 

Vous avez tantôt été actrice tantôt réalisatrice, quel rôle préférez-vous ?

J’adore être actrice, jouer, c’est un sentiment de grande liberté, que j’éprouve également lorsque je réalise des docs. Quand on en commence un, on ne sait pas où l’on va, et, souvent, on est amenée là on l’on ne s’y attendait pas. J’en ai réalisé plusieurs, à commencer par le portrait de Jean-paul Gaultier, puis il y a eu celui sur la jeunesse tunisienne au moment du Printemps arabe pour lequel j’ai interviewé tous les activistes à l’origine du mouvement. Un autre sur Christian Louboutin, un sur la campagne de Nicolas Sarkozy en 2012 lorsqu’il s’opposait à François Hollande, et le dernier sur les femmes du Moyen-Orient.
 

Ce numéro de L’Officiel est consacré au style de la femme française, comment la définiriez-vous ?

Une bourgeoise un peu libérée, même si la mode vient de la rue.
 

Vous avez été directrice du studio d’Azzedine Alaïa de 1996 à 2003, puis directrice de la couture chez Jean-Paul Gaultier. Travailler avec vos amis rend-il les choses plus simples ?

Non pas du tout. Je déconseille de travailler avec ses amis, même si j’ai beaucoup appris à leurs côtés. Avec Azzedine, c’était fantastique, même si la période était très difficile pour lui. Il m’a fait comprendre que dans la vie il ne faut jamais lâcher parce que lui n’a pas lâché et que c’est reparti. Mais d’une manière générale, je préfère garder mes amis que de travailler avec eux.
 

Pouvez-vous nous dire ce que vous aimez chez Elsa Schiaparelli dont la marque a été reprise par Diego Della Valle qui vous avait nommée ambassadrice de la maison ?

J’aimais sa grande liberté. C’était une femme qui a révolutionné la mode en son temps et qui s’est inventée. Elle venait d’une grande famille italienne d’intellectuelles, et avait une liberté de ton, une ingéniosité avec le vêtement, les couleurs, les coupes, avec tout d’ailleurs. Chanel disait d’elle, pour la dénigrer, “cette artiste qui fait de la mode”. Or tous les gens qui font de la mode aujourd’hui veulent être des artistes. Les choses ont donc beaucoup changé en un siècle.
 

Vous avez été décrite comme une icône du style, une muse, une ambassadrice de la mode. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Pas grand chose, je suis très touchée qu’on dise cela de moi mais je ne me le répète pas en me levant le matin. Je dis merci beaucoup mais je ne me définis pas ainsi.
 

Alors comment vous définissez-vous ?

Comme une femme du XXe siècle qui essaie de survivre au XXIe. Surtout comme une mère de famille, qui ne veut pas sombrer dans l’amertume mais rester toujours assez positive.

 

Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.
Farida Khelfa avec Christian Louboutin.
Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.
Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.
Portrait de Farida Khen d’elle signés Jean-Paul Goude.
Image provenant des archives personnelles de Farida Khelfa, réalisées dans les années 􏰨􏰢80.

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