Ashley Graham : "C’est un long parcours que d’aimer son corps"
Photographie : Danny Lowe
Stylisme : Donatella Musco
"J’ai peur que tu deviennes aussi grosse que ma mère." Voilà la raison qu’invoque le petit ami d’une jeune Ashley Graham pour rompre avec elle au bout de quelques mois de relation seulement. Nous sommes en plein Nebraska au début des années 2000, et c’est ainsi que l’adolescente découvre de plein fouet quelque chose qu’elle acceptera d’abord comme une certitude : son corps est différent. Il n’est pas, de toute évidence, celui dont rêve ce garçon. Ni non plus celui que l’industrie de la mode, qui ressasse les mêmes idéaux filiformes, recherche. Avec 1,75 m pour un 95 DDD et une taille 46, elle serait une beauté de seconde zone pour certains, un désir honteux pour d’autres. Pourtant, cette claque se révèle aussi brutale que formatrice : elle lui impose de faire face, très jeune, à la fabrique dangereuse de ce que l’on nomme l’idéal féminin et le corps parfait.
Pourtant, en 2018, lorsque L’Officiel passe la journée avec elle afin d’en faire sa cover-girl, c’est tout sauf une ex-adolescente timide que la rédaction découvre. Un des dix top-models les mieux payés au monde – elle a engrangé 5,5 millions de dollars en 2017 –, elle vit entre avions et hôtels et pose pour des dizaines de couvertures et de campagnes prestigieuses, passant de Harper’s Bazaar à Elle, H&M et Calvin Klein, pour ne citer qu’eux.
"Arrête les Snickers, Ashley"
Elle n’a pas maigri d’un gramme – c’est autre chose qui a changé: "Le regard que je pose sur mon corps a évolué", écrit-elle dans son autobiographie, A New Model: What Confidence, Beauty, and Power Really Look Like, en 2017. Aujourd’hui, elle est également la figure de proue du mouvement dit “body positivism”, d’acceptation de tous les corps, un combat qu’elle mène contre l’industrie de la mode, les réseaux sociaux et, surtout, contre elle-même. "C’est un long parcours que d’aimer son corps tel quel, et un travail de chaque instant", confie-t-elle.
Un processus entamé dès son adolescence : à l’âge de 12 ans, elle est repérée dans un centre commercial et signée dans une agence de mannequins. Elle poursuit sa carrière à New York, dans un secteur qu’elle nomme non sans grimacer "grande taille". "Je suis passée de la ‘jolie ronde’ à la ‘mannequin grosse’. À chaque fois que j’annonçais ce que je faisais, je devais vite me justi er et dire ‘non non, je veux dire mannequin... plus size." La "vraie" mode la boude, et son catwalk est semé d’embûches. Les agences lui demandent systématiquement de maigrir : "Faudrait arrêter les Snickers, Ashley!", lui disent, goguenards, ses agents. Les stylistes lui annoncent, que non, vraiment, ils n’ont rien trouvé à sa taille; partout on lui répète qu’au mieux elle sera mannequin pour catalogues de vente par correspondance.
Pourtant, sur le point de démissionner et de rentrer vivre près de sa famille, elle réalise qu’une mission plus grande l’anime: "Ma mère m’a rappelé que la vision de mon corps pouvait changer la vie de quelqu’un." Si la maigreur extrême des mannequins classiques procède d’une contrainte, sa silhouette à elle raconte une libération... Un message qu’elle aurait sûrement rêvé d’entendre enfant. Tout ça, elle le dévoile en 2015 dans un Ted Talk très remarqué, où elle déclare: "(J’aime) mes plis, ma cellulite, mes cuisses qui se touchent. J’aime tout chez moi. Chaque corps est unique, c’est donc à la mode de proposer des idéaux aussi diversifiés que les femmes." Et rappelle que selon les critères de l’industrie de la mode, "la grande majorité des femmes sont considérées en surpoids".
Le combat contre la grossophobie
Si un modèle qui lui plaît n’existe pas dans sa taille, elle travaille avec Marina Rinaldi, dont elle est égérie, et l’adapte à d’autres corps; elle dessine également ses sous-vêtements. "Être un top-model n’est plus une affaire de pommettes hautes, mais signifie être un boss, une marque, une femme d’affaires”, dit-elle. Une vision qui lui vaut de figurer, en 2017, dans le prestigieux classement annuel Forbes "30 under 30", qui sélectionne les trente personnes de moins de 30 ans aux carrières les plus éblouissantes. Selon le magazine, Ashley aurait su "décentraliser le pouvoir de la mode en passant par les réseaux sociaux... Elle a su construire son propre following sans passer par la validation d’un shoot, qui exclut généralement les femmes au-delà d’une taille mannequin classique."
Ashley Graham est invitée à parler aux Nations unies, puis fonde Alda, un collectif de mannequins pour la visibilité des femmes de toutes tailles et l’évolution des notions de beauté. Aujourd’hui, elle est la chef de file de la diversification d’un marché: les succès de mannequins comme Paloma Elsesser ou Barbie Ferreira en témoignent, ainsi que des initiatives comme Fenty x Savage, la ligne de sous-vêtements de Rihanna, ouverte à toutes les tailles, carnations, identités de genre (Rihanna qui, au passage, célèbre sa prise de poids). La renommée grandissante d’Ashley en France arrive à point nommé. Dans le pays où les femmes sont les plus minces d’Europe, le combat contre la grossophobie prend enfin forme.
Video by: Baptiste Jehan
Concepteur-Redacteur: Valentin Chéné
Art Direction: Lisa Guedel-Dolle
Production: L'Officiel Paris
Retrouvez l'article dans son intégralité dans le numéro d'Octobre de L'Officiel de la Mode, actuellement en kiosques.