Tschabalala Self by Herself
“Mon projet de bodega est extrêmement personnel, puisque c’est la première fois que j’explore les possibilités et les limites d’un ancrage dans la vie réelle. En tant que peintre, je me suis longtemps préoccupée de l’imagination et de la représentation de mes souvenirs, de mes impressions, de mes sentiments. Cette fois j’ai opté pour une approche plus didactique. Mes personnages ne flottent plus dans une sorte de purgatoire, quelque part entre subjectivité et sujétion. Dans ma bodega, dans leur boutique, ils s’enracinent dans un lieu familier de ma jeunesse. La bodega est un environnement nostalgique qui me renvoie à mon passé ; à Harlem, où j’ai grandi, on trouvait ces boutiques dequartier pratiquement à chaque carrefour. Les magasins sont toujours là, mais les gens de l’époque sont partis. La communauté a évolué — elle s’est transformée, et elle a en partie disparu. Je n’ai jamais oublié ces magasins : contrairement aux individus qui sont partis, et à tant d’autres commerces qui ont disparu, elles sont toujours une institution dans ces quartiers. On en trouve encore dans des endroits comme Harlem, Washington Heights, Inwood, le Lower East Side, le Bronx, Brooklyn et le Queens. Elles sont une sorte de phare dans un océan de gentrification, comme une relique du passé. La bodega était (et elle est toujours) un espace créé pour les gens de couleur par des gens de couleur, afin de pourvoir aux besoins de ces communautés. Véritable ménagerie de quartier, la bodega est un symbole de la vie des Noirs à New York.
Le terme espagnol bodega, boutique, désigne couramment les petits commerces familiaux que l’on trouve un peu partout dans la ville. Les bodegas se situent notamment dans les quartiers noirs ou latinos, le plus souvent à un grand carrefour. Avec l’évolution démographique que l’on observe depuis quelques décennies, les bodegas ont changé de propriétaires : elles sont passées des Portoricains aux Dominicains, puis aux Yéménites, mais leur clientèle reste essentiellement composée de Noirs et de Latinos. Elles proposent une très grande diversité d’articles. Gérées par des personnes de couleur à l’intention de personnes de couleur, c’est-à-dire des habitants des lieux où elles sont implantées, les bodegas traduisent l’identité ethnique de leur quartier. Ce sont des microcosmes d’échanges culturels au sein de la diaspora africaine qui vit et travaille aujourd’hui à New York — avec des individus originaires d’Amérique du Sud, de la Caraïbe, d’Afrique continentale et des pays adjacents.”