Daniel Dezeuze : “Le tableau est un miroir sans reflet”
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL ART : La rétrospective que vous consacre le Musée de Grenoble retrace une cinquantaine d’années d’activité, durant lesquelles votre pratique artistique a beaucoup évolué, partant de ce point initiatique de Supports/Surfaces sur le devenir de la peinture et son rôle dans la société capitaliste. Comment analysez-vous ce parcours et les différentes étapes de votre vocabulaire ?
DANIEL DEZEUZE : J’ai commencé à étudier la peinture à l’âge de 16 ans, en travaillant notamment beaucoup la peinture à l’huile. J’ai ensuite longuement voyagé au Mexique puis en Amérique du Nord, où j’ai été confronté à des approches différentes dans le cadre de visites d’ateliers, de musées à New York, Toronto, Mexico... A partir de ce moment-là, ma pratique a changé. En 1967, de retour à Paris, j’ai réalisé une sorte de statement : un châssis sur lequel j’ai tendu un film transparent.
Le contexte actuel de bouleversements sociétaux appelle à interroger la place de l’artiste, comment, à partir de la fin des années 1960, abordez-vous cette question ?
Lorsque j’ai été confronté à la société nord-américaine, je me suis aperçu que les médias y tenaient une place très importante. Je travaillais dans la même université que Marshall McLuhan, théoricien de la communication, ce qui m’a incité à m’interroger plus particulièrement sur la puissance de ces médias, notamment audiovisuels. McLuhan avait soulevé la question du “village global”, c’est-à-dire l’une des premières pensées sur la mondialisation à travers les mass media : dans ce contexte-là, il convenait de savoir ce qu’il advenait de la peinture et du tableau, cette image fixe qui a ses propres lois. A mon retour en France, j’avais en tête la formule de McLuhan, “Le support est le message” (The medium is the message).
Votre implication, très forte en termes formels, s’inscrit dans le contexte politico-social post-guerres de décolonisation, en pleine période de la guerre du Vietnam, des revendications féministes... annonçant l’émergence de mai 68 : dans quel esprit étiez-vous ?
Cette période de la fin des années 1960 annonce une volonté de recommencer les choses, de s’interroger sur ce que sont notre culture, nos mœurs et comment les renouveler. La jeunesse était là pour répondre à cela. En ce sens, le châssis incarnait la volonté de faire tabula rasa, il signifiait que l’art s’acheminait vers de nouvelles bases. C’était une sorte de pivot, qui n’a rien à voir avec une vision pessimiste de l’art et de la peinture ; au contraire, il porte l’optimisme de l’ouverture vers un chantier nouveau.
C’est une remise en question de l’histoire et de l’histoire de l’art, chargée de possibles pistes ?
C’est une utopie, et la question est de savoir si cette utopie est réalisable. Il appartient au public et aux critiques d’art de juger si cette utopie a pu prendre chair. Mai 68 est un moment où l’ordre politico-social est remis en question, mais aussi tout ce qui appartient au monde de la culture, dont la peinture : c’est une séquence de renouvellement mais aussi de critique de la société. Cette période marque une étape cruciale vers une action positive dans les mondes de la culture et des super-structures : elle recèle un véritable aspect critique, mais aussi constructeur.
Cette scission avec l’art académique s’illustre par la modestie des moyens auxquels vous-même et les jeunes artistes de l’époque avez recouru.
Cette période marque un certain retour aux fondamentaux, qui se trouvent être extrêmement simples. On revient à l’essence du tableau, une surface plane, tout comme un châssis tendu d’un film plastique : miroir qui ne reflète rien. Ce qui ouvre le chemin à des surfaces ajourées. A partir de données très simples, on peut construire une œuvre qui propose des solutions en termes visuels. Evidemment, c’est aussi une critique de la société et de ses croyances séculaires visant à considérer la peinture comme miroir du monde. La dimension critique est importante, mais elle n’est pas ce qu’il y a de plus capital.
On pourrait donc considérer votre champ d’action comme une démarche globale : vos réflexions, les solutions apportées, le fait de fonder le groupe Supports/Surfaces (auxquels vont souscrire André-Pierre Arnal, Vincent Bioulès, Louis Cane, Marc Devade, Noël Dolla, Toni Grand, Bernard Pagès, Jean-Pierre Pincemin, Patrick Saytour, André Valensi, Claude Viallat).
Il faut observer que l’époque connaît également un grand mouvement dans les sciences humaines : les savoirs sont remis en cause et renouvelés grâce à des apports considérables en linguistique, en philosophie, en sociologie, en psychanalyse... En France et dans le monde, ces sciences s’épanouissent, à l’instar de l’anthropologie, où l’on s’intéresse aux cultures extra-européennes, et pas d’une manière dominatrice comme on avait pu le faire auparavant. Un éventail s’ouvre alors considérablement, et l’artiste dans son atelier est contraint d’en prendre la mesure. Le groupe Supports/Surfaces s’est constitué naturellement dans cette atmosphère, à la fois de critique et de renouvellement. Le groupe aurait certes pu rester enfermé sur des questions formalistes, mais ça n’a pas été le cas.
Ce bouillonnement, cette période de fracture marquant le passage d’un monde à l’autre est assez unique. Il n’y a pas d’équivalent à cela ces cinquante dernières années : que provoque le fait de vivre si jeune ces tourments-recommencements ?
C’était en effet assez exceptionnel, par cette remise en cause de la société, certes, mais aussi des individus. Je me suis remis en cause complètement, mais une longue préparation m’a permis de faire front à cette construction nouvelle qui m’appelait personnellement. Cela m’a donné beaucoup de grain à moudre et de choses à réaliser dans les années suivantes.
Dans les années 1980, on observe dans votre travail une orientation nouvelle avec l’introduction des portes et des fragments, que l’on peut voir comme de véritables armes : votre œuvre reflète alors une société guidée par le profit.
Si les années 1970 sont assez optimistes en ce que l’on croit encore que nos utopies peuvent se réaliser, à l’inverse les années 1980 sont assez pessimistes, car on constate que le monde capitaliste l’emporte largement sur les utopies. Cela a marqué un moment de retrait de ma part, où je me mets à créer des armes, des objets et des œuvres plutôt sombres.
A l’aune de votre cheminement personnel et artistique, quel regard portez-vous sur la place occupée par l’artiste aujourd’hui, et la jeune scène artistique ?
Il y a une révolution technologique très importante, que nous subissons et dont nous sommes acteurs. Celle-ci modifie beaucoup de nos comportements, et notamment la communication dans nos sociétés. Ma question principale reste autour de la technologie : est-elle déterminante, ou sont-ce plutôt des individus, des populations qui sont déterminants ? C’est une question assez délicate. Il y a eu beaucoup d’activités dans le champ de l’art, mais je regrette que l’on y oublie la vie intérieure. L’art est depuis toujours lié à une vision très profonde sur le réel. Ce qui disparaît, à mon sens, est cette puissance de la vie intérieure au profit d’un monde extraverti qui est celui de la pure communication technologique ? Négligeant, peut-être, cette dimension essentielle de la personnalité. Parallèlement, de nombreuses choses progressent au sujet du corps, par exemple, la performance, dans les relations avec la scène théâtrale, notamment, ce qui me plaît beaucoup.
“Daniel Dezeuze - Une rétrospective”
Commissariat : Guy Tosatto, directeur du musée de Grenoble,
et Sophie Bernard, conservateur en charge des
collections moderne et contemporaine
jusqu’au 28 janvier 2018
Musée de Grenoble, 5, place Lavalette,
38000 Grenoble. T. : 04 76 63 44 44
www.museedegrenoble.fr
Le musée est ouvert tous les jours sauf le mardi,
de 10h à 18h30 (fermé les 1er janvier,
1er mai et 25 décembre).
Visites guidées de l’exposition chaque samedi et dimanche
à 14h30 (sauf le 1er dimanche du mois).