Sa puissante dichotomie a longtemps nourri les imaginaires littéraires. Puis le mur a chuté. Les artistes ont alors massivement investi Berlin : nationaux et hors-sol. Olafur Eliasson dès 1995, Kader Attia deux ans après... Si la mégapole – plateforme de tous les possibles – a su donner, elle entonne depuis quelques années une mélopée sur tempo de finance galopante. Provoquant l’irrémédiable transhumance des créateurs vers des ailleurs encore indemnes de gentrification. Pour autant, une partie du noyau dur germanique est bien là. Au cœur de la matrice, cinq artistes préfigurant autant de manières d’une geste créative : Isa Genzken, Wolfgang Tillmans, Gregor Hildebrandt, Anne Imhof, Sarah Schönfeld.

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&ldquo;Pauvre mais sexy&rdquo;. Cette sentence fa&ccedil;on slogan, prononc&eacute;e en 2003 par Klaus Wowereit, maire de Berlin, continuait de maintenir la ville au rang des plus d&eacute;sirables aux yeux de tout cr&eacute;ateur en qu&ecirc;te d&rsquo;espace de production faiblement tarif&eacute;. Douze ans apr&egrave;s, le collectif AbBA (Alliance des ateliers en voie de disparition) d&eacute;filait pour d&eacute;noncer la suppression des r&eacute;sidences et ateliers d&rsquo;artistes. C&rsquo;est que l&rsquo;attractivit&eacute; de Berlin n&rsquo;a gu&egrave;re laiss&eacute; insensibles les start-ups, dont l&rsquo;installation massive a provoqu&eacute; une hausse des loyers&nbsp;; et les sp&eacute;culateurs qui ont acquis une partie du vaste parc immobilier occup&eacute; par des artistes, pour le transformer en appartements de standing. Tim Renner, secr&eacute;taire aux Affaires culturelles de la ville, d&eacute;clarait au Berliner Zeitung&nbsp;en 2014&nbsp;: &ldquo;Le plus grand danger que l&rsquo;on puisse envisager, est que la culture sorte totalement de la ville&rdquo;. Si les autorit&eacute;s publiques jugent la situation pr&eacute;occupante, les initiatives de monstration de l&rsquo;art contemporain reviennent majoritairement au priv&eacute;, &agrave; l&rsquo;instar de l&rsquo;espace satellite ouvert en juin 2016 par Julia Stoschek, dont la collection &eacute;tablie depuis 2007 &agrave; D&uuml;sseldorf compte plus de 700 &oelig;uvres.

&ldquo;La cohabitation d&rsquo;artistes tr&egrave;s reconnus dans le monde de l&rsquo;art international et le march&eacute; avec de jeunes artistes venus d&rsquo;Europe de l&rsquo;Est, de Grande-Bretagne, des Pays-Bas, des Etats-Unis, d&rsquo;Am&eacute;rique du Sud&hellip; sera la marque de fabrique berlinoise.&rdquo;

Pourtant, l&rsquo;imm&eacute;diat apr&egrave;s-chute du mur avait autoris&eacute; l&rsquo;usage de Berlin comme v&eacute;ritable terrain de jeux et d&rsquo;exp&eacute;rimentations pour les artistes. P&eacute;riode illustr&eacute;e par l&rsquo;exposition &ldquo;Berlin 37&nbsp;R&auml;ume&rdquo;&nbsp;organis&eacute;e en 1992 par Klaus Biesenbach (aujourd&rsquo;hui &agrave; la t&ecirc;te du Moma PS1), dans 37 appartements inoccup&eacute;s du quartier de Mitte. John Cage, notamment, fit partie de la party. L&rsquo;ann&eacute;e pr&eacute;c&eacute;dente Biesenbach co-fondait le KW (Kunst-Werke), centre d&rsquo;art avant-gardiste et, dans un &eacute;nergique prolongement, imaginait la Biennale de Berlin, avec &agrave; ses c&ocirc;t&eacute;s comme co-commissaires de la premi&egrave;re &eacute;dition (1998) Nancy Spector (aujourd&rsquo;hui directeur artistique et conservateur en chef du Guggenheim Museum de New York) et Hans Ulrich Obrist (actuel directeur artistique des Serpentine Galleries). Plus de 70 artistes internationaux vivaient alors &agrave; Berlin. La cohabitation d&rsquo;artistes tr&egrave;s reconnus dans le monde de l&rsquo;art international et le march&eacute; avec de jeunes artistes venus d&rsquo;Europe de l&rsquo;Est, de Grande-Bretagne, des Pays-Bas, des Etats-Unis, d&rsquo;Am&eacute;rique du Sud&hellip; sera la marque de fabrique berlinoise. Une organisation dict&eacute;e par un contexte &eacute;conomique local tr&egrave;s favorable, mais &eacute;galement le faible nombre de relais institutionnels aptes &agrave; exposer cette jeune sc&egrave;ne qui n&rsquo;a eu d&rsquo;autre alternative que de cr&eacute;er ses propres outils de monstration.

L&rsquo;enthousiasme pour l&rsquo;exp&eacute;rimentation allait ainsi de pair avec la floraison de nombreux espaces ind&eacute;pendants, ouverts et tenus par des artistes et des commissaires. &ldquo;Nous prenions la libert&eacute; d&rsquo;organiser en quelques semaines une exposition, des d&eacute;bats, puis quelques semaines plus tard une manifestation en r&eacute;action au propos ant&eacute;rieur &rdquo;, indique Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire d&rsquo;exposition au Palais de Tokyo, &eacute;tablie &agrave; Berlin de 2009 &agrave; 2012. &ldquo;Ce qui &eacute;tait frappant &eacute;tait l&rsquo;absence totale de hi&eacute;rarchie entre les diff&eacute;rents acteurs du monde artistique&rdquo; pr&eacute;cise-t-elle. &ldquo;Cela a &eacute;t&eacute; pour moi la mise en application d&rsquo;une libert&eacute; totale, et un moment d&rsquo;exercice du doute absolument n&eacute;cessaire. Doute par rapport &agrave; la mani&egrave;re que l&rsquo;on a de d&eacute;signer l&rsquo;&oelig;uvre d&rsquo;art, de la montrer, l&agrave; o&ugrave; elle est justifi&eacute;e et l&eacute;gitim&eacute;e, et pourquoi.&rdquo; Une libert&eacute; nourrie de la mobilit&eacute; des artistes et des acteurs du monde de l&rsquo;art dans la ville, rendant caduque tout r&eacute;flexe d&rsquo;institutions, de p&ocirc;les, de figures. La transformation permanente de cet &eacute;cosyst&egrave;me cr&eacute;atif induisant une fluidit&eacute; de l&rsquo;identit&eacute; de chacun, et de la mani&egrave;re de s&rsquo;inscrire dans la ville. &ldquo;L&rsquo;int&eacute;r&ecirc;t individuel disparaissait au profit d&rsquo;un temps pr&eacute;sent collectif, une passion commune, assouvie sans le moindre sou, pour la recherche esth&eacute;tique, musicale, la danse, la formulation litt&eacute;raire&hellip; une forme d&rsquo;expression et de recherche, dans une &eacute;nergie tr&egrave;s &eacute;loign&eacute;e des canons acad&eacute;miques.&rdquo;

Cette cohabitation possible et joyeuse de tous les genres, de toutes les nationalit&eacute;s, sexualit&eacute;s, inclinations politiques, artistiques, musicales tendrait aujourd&rsquo;hui &agrave; s&rsquo;&eacute;mousser. Mais si Berlin est en s&eacute;rieuse mutation, il y demeure l&rsquo;id&eacute;e que diff&eacute;rents modes d&rsquo;existence de l&rsquo;art peuvent coexister&nbsp;: l&rsquo;exp&eacute;rimental, le march&eacute;, la recherche, les institutions&hellip;&nbsp;

PORTRAITS

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Isa Genzken (n&eacute;e en 1948)

Figure historique, artiste repr&eacute;sentant l&rsquo;Allemagne &agrave; la Biennale de Venise 2007, Genzken &eacute;tudie les beaux-arts et l&rsquo;histoire de l&rsquo;art&nbsp;: notamment &agrave; l&rsquo;Acad&eacute;mie de D&uuml;sseldorf, alors lieu de production avant-gardiste. Elle y suit les cours de Gerhard Richter (dont elle sera l&rsquo;&eacute;pouse), c&ocirc;toie le tr&egrave;s influent Joseph Beuys, et se rend aux nombreuses expositions d&rsquo;artistes am&eacute;ricains conceptuels, minimalistes et performatifs. Ce terreau cr&eacute;atif marquera sa pratique qui de figurative &eacute;volue vers une abstraction au contenu narratif prononc&eacute;. Fascin&eacute;e par le ready-made, la transmission, l&rsquo;architecture, elle a repens&eacute; la sculpture, qu&rsquo;elle ne cesse de renouveler. S&rsquo;inspirant aussi bien de la forme des gratte-ciel de Chicago que des &ldquo;couleurs&rdquo; de la sc&egrave;ne musicale berlinoise ou de la Love Parade.

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Wolfgang Tillmans (n&eacute; en 1968)

Des natures mortes particuli&egrave;rement vivaces, aux portraits pr&ecirc;ts &agrave; s&rsquo;&eacute;chapper du cadre, Wolfgang Tillmans restitue la r&eacute;alit&eacute; au-del&agrave; m&ecirc;me de la r&eacute;alit&eacute;. Premier photographe laur&eacute;at du prestigieux Turner Prize (2000), il fait l&rsquo;objet d&rsquo;une importante r&eacute;trospective &agrave; la Tate Modern (jusqu&rsquo;au 11 juin, puis &agrave; la Fondation Beyeler du 28 mai au 1er octobre), o&ugrave; l&rsquo;amplitude de sa force de frappe est mise en relief via des vid&eacute;os, projections d&rsquo;images, publications, projets curatoriaux, enregistrements musicaux. Pluriel et foisonnant, son travail d&eacute;veloppe un point de vue tourn&eacute; non vers l&rsquo;individu isol&eacute; mais la communaut&eacute;. Son engagement politique pour l&rsquo;existence et la survie de l&rsquo;Europe en t&eacute;moigne, tout comme il illustre une certaine approche de la contestation&nbsp;: un combat collectif &ldquo;pour&rdquo; quelque chose et non &ldquo;contre&rdquo;.

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Gregor Hildebrandt (n&eacute; en 1974)

Illustration du croisement des disciplines particuli&egrave;rement pr&eacute;gnant &agrave; Berlin, Hildebrandt s&rsquo;inscrit en filiation de l&rsquo;histoire musicale et m&eacute;morielle de la ville, notamment les univers de David Bowie et d&rsquo;Iggy Pop. Tous deux s&rsquo;&eacute;taient r&eacute;g&eacute;n&eacute;r&eacute; au c&oelig;ur cr&eacute;atif de la ville de 1976 &agrave; 1979&nbsp;: &ldquo;Mon attention s&rsquo;est tourn&eacute;e vers Berlin &agrave; la sortie d&rsquo;Autobahn de Kraftwerk en 1974&rdquo;, d&eacute;clarait Bowie. Mati&egrave;re premi&egrave;re de l&rsquo;&oelig;uvre de Gregor Hildebrandt, les supports d&rsquo;enregistrements du son et de l&rsquo;image se transmuent en tableaux, sculptures, installations monumentales qui disent de l&rsquo;archivage, de la m&eacute;moire, de la m&eacute;lancolie. Personnelle et collective.

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Anne Imhof (n&eacute;e en 1978)

Proche des univers de la performance, du th&eacute;&acirc;tre et de la danse, le travail d&rsquo;Anne Imhof &ndash; laur&eacute;ate du Lion d&rsquo;Or &agrave; la 57e Biennale de Venise (13 mai-26 novembre 2017) &ndash; convoque le corps de l&rsquo;acteur comme &eacute;l&eacute;ment constitutif d&rsquo;une &oelig;uvre d&rsquo;art vivante, &eacute;ph&eacute;m&egrave;re et renouvel&eacute;e &agrave; chaque occurrence, comme l&rsquo;est chaque repr&eacute;sentation d&rsquo;un spectacle vivant, d&rsquo;un concert, d&rsquo;un op&eacute;ra. Intime de l&rsquo;univers cr&eacute;&eacute; par Tino Sehgal (artiste britannique &eacute;tabli &agrave; Berlin, chor&eacute;graphe de formation), elle repense l&rsquo;objet d&rsquo;art en mettant &agrave; l&rsquo;&eacute;preuve les notions de sensation, sens, parole et geste, dans le contexte de joie, angoisse et vertige contenus dans l&rsquo;immat&eacute;riel de l&rsquo;&eacute;change ou du non-&eacute;change.

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Sarah Sch&ouml;nfeld (n&eacute;e en 1979)

Fortement inspir&eacute;e par les territoires r&ecirc;v&eacute;s &ndash; et consciente des chausse-trappes &ndash; de la mythique mais bien r&eacute;elle nuit berlinoise, Sarah Sch&ouml;nfeld en une &eacute;criture libertaire explore les transformations de la perception des sens soumis &agrave; la chimie. Comme Thomas de Quincey, &eacute;crivain &eacute;clair&eacute; par le laudanum, ou Henri Michaux, au trait guid&eacute; par la mescaline, Sch&ouml;nfeld restitue ses visions color&eacute;es en ing&eacute;rant des substances ou/et en les d&eacute;posant sur le n&eacute;gatif photo. &ldquo;Nous ressentons des sensations, sans nous rendre compte qu&rsquo;elles sont g&eacute;n&eacute;r&eacute;es par des choses qui nous entourent&rdquo;, indique l&rsquo;artiste. Un rapport ambigu qu&rsquo;&eacute;clairait l&rsquo;exposition &ldquo;Sous influences, arts plastiques et produits psychotropes&rdquo;, tenue &agrave; la Maison rouge en 2013.

Eliza Douglas in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Billy Bultheel in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Josh Johnson in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Eliza Douglas, Billy Bultheel, Josh Johnson in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Franziska Aigner in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Hildebrandt

Hildebrandt, Gregor Portrait

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 2 mannequins, harp, fabric, shoes, wool, plastic, adhesive tape, metal dimensions variable

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, stool, shoes, wig, wood, fabric, plastic, metal dimensions variable

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, wig, glasses, lacquer, felt pen, leather gloves, ceramic figurines, metal, plastic, glass 184 x 47 x 27 cm

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, plastic, lacquer, light bulb, cables, metal, wool, toy animal, glass 149 x 117 x 72 cm

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, fabric, shoes, plastic, lacquer, mirror, color print on paper mannequin 171 x 60 x 60 cm mirror 65 x 78 x 7 cm installation dimensions variable

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, fabric, plastic, metal, wood, lacquer 160 x 70 x 60 cm

Franziska Aigner, Eliza Douglas in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photo: Nadine Fraczkowski

Mickey Mahar in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Mickey Mahar and Eliza Douglas in Anne Imhof’s Angst II, performed at Hamburger Bahnhof Berlin, 2016 Photography: Nadine Fraczkowski

Sarah Schonfeld, MDMA

Sarah Schonfeld, prozac

Sarah Schonfeld

Wolfgang Tillmans The State We’re In, A, 2015 unframed inkjet print 273 x 410 cm exhibition view: Maureen Paley, London, 2016 Courtesy Maureen Paley, London

Wolfgang Tillmans truth study center exhibition view: Maureen Paley, London, 2005 Courtesy Maureen Paley, London

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 2 mannequins, roller, umbrella, fabric, leather, metal, plastic, adhesive tape, lacquer, glass, color prints on paper dimensions variable

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, fabric, mirror foil, adhesive tape, plastic, metal, lacquer, glass dimensions variable

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, pillow, fabric, leather, plastic foil, plastic, metal, glass, concrete, antennae 184 x 138 x 165 cm

Isa Genzken “Schauspieler”, 2013 mannequin, carpet, plastic goat, wig, fabric, leather, adhesive tape, plastic 189 x 141 x 151 cm

Berlin est-il toujours artist friendly ?

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